
Définition
Le terme est d’origine militaire, il désignait la conduite des armées pour gagner une guerre au moyen de batailles victorieuses. Il se distinguait de la tactique qui désignait la conduite des forces armées pour gagner une bataille.
Le concept de stratégie s’est généralisé et désigne une conduite de moyens (politique, économique, etc.) pensée et menée pour atteindre un objectif à long terme de la manière la plus sûre et à moindre coût.
Elle implique dès lors une utilisation rationnelle de ses propres moyens, avec la définition de priorités, et donc de choix, et donc de renoncements. C’est une règle générale : on ne peut pas être partout au maximum de ses forces. Mais cette règle est particulièrement importante pour les forces révolutionnaires quand elles sont faibles, quand leurs moyens sont limités.
Elle implique aussi la capacité à faire jouer les forces et mécanismes sociaux existants dans le sens de l’objectif.
Pour résumer, nous dirons que notre stratégie est la voie par laquelle, à partir des conditions sociales, économiques et politiques actuelles, nous pensons devoir passer pour atteindre l’objectif de la révolution sociale. Pour donner une image, si notre objectif est d’aller à Londres, cela implique, puisque nous partons de Bruxelles, de se diriger vers l’Ouest, s’apprêter et se donner les moyens de traverser la Manche de manière sûre, etc.
Quand nous parlons de stratégie révolutionnaire, nous parlons donc de stratégie menant à la révolution et non pas simplement de plan à long terme pour les révolutionnaires. Ainsi, les processus d’autonomisation, de constitution de ZAD, etc. ne sont pas en soi une stratégie révolutionnaire. Ils peuvent l’être, mais ils peuvent aussi en être le contraire: une démarche de vie en dehors ou à côté du système.
Crise stratégique
Pour filer la métaphore du voyage à Londres, un·e observateur·ice de la gauche radicale aujourd’hui serait stupéfait·e de voir certain·e·s partir pour Londres en allant vers l’Est parce que cette direction leur est plus agréable, d’autres discuter sans fin pour déterminer si ce qui représente mieux l’idéal londonien est Soho ou Kensington, d’autres rester au bord de la Manche par peur de l’eau, d’autres rester assis·e·s à Bruxelles en attendant que Londres vienne toute seule, d’autres préconiser de prendre la diligence et le bateau à vapeur parce que c’est ainsi que Marx s’est rendu à Londres, d’autres enfin vivre à Bruxelles comme s’ils et elles étaient déjà à Londres en parlant anglais et en buvant du thé. Ce n’est même pas que nous avons des stratégies différentes, c’est qu’il y a depuis longtemps chez nous, dans la gauche radicale en Belgique, une absence de vraie réflexion stratégique, ce qui engendre soit des orientations stéréotypées, soit pas d’orientation du tout : une militance au jour le jour.
Même notre organisation qui s’est constituée précisément autour de la volonté de stratégiser est bien en-deçà des exigences. Au sommet de l’arrogance, nous pourrions tout au plus dire que nous sommes parmi les borgnes au pays des aveugles.
Ce document n’a pas pour but de transmettre notre propre proposition de stratégie révolutionnaire, mais plutôt de partager une série de réflexions autour de cette notion. C’est une invitation à réfléchir collectivement sur ce thème, et la proposition de quelques jalons dans cette direction.
Principes de la stratégie révolutionnaire
Une stratégie révolutionnaire a des principes spécifiques qui la distingue, par exemple, des stratégies militaires classiques. Ces principes peuvent se résumer en quatre primautés :
La première primauté est celle de l’humain sur le matériel. La force d’une initiative révolutionnaire tient dans ses membres et dans le tissu de ses relations sociales. Et cela quantitativement et qualitativement : avoir davantage de membres, améliorer la qualification de ses membres, avoir davantage de liens à la classe (directement par des contacts, mais aussi indirectement par son rayonnement, par sa notoriété et sa réputation, etc.), et des liens de plus en plus étroits. À chaque stade du processus révolutionnaires, lorsque les personnes sont réunies en quantité et qualité, les moyens matériels se trouvent aisément. Il est facile à un groupuscule de 10 personnes d’avoir un local et un webmédia, etc. Il est facile à un groupe de 100 personnes d’avoir des pôles spécialisés de propagande, d’autodéfense, etc. Il est facile à une organisation de 1000 personnes d’avoir accès, par la compétence de ses membres et surtout son réseau de sympathisant·e·s complices, à absolument tout ce qui est nécessaire à la lutte : équipements, savoir-faire, informations, etc. Les seules conditions relèvent des qualités politiques des membres et des sympathisant·e·s : détermination, dévouement, créativité, qualification, etc.
La deuxième primauté est celle de l’idéologique sur le politique. La qualité des personnes doit avant tout être idéologique. Autrement dit la primauté du rapport au monde sur l’analyse. Une stratégie révolutionnaire ne peut être pensée et mise en oeuvre que par des personnes ayant une position de classe, un esprit et une morale réellement collectives, une hostilité foncière envers le capitalisme et son système. L’étude des théories politiques, de l’économie, de la sociologie, de l’histoire du mouvement etc. est essentielle pour donner à cet engagement une orientation productive, pour éviter que la subjectivité n’amène à des choix inadéquats. Mais sans solides bases idéologiques, ces connaissances peuvent même se retourner contre la dynamique révolutionnaire avec l’apparition de directions très savantes mais reproduisant les mécanismes de domination, et/ou trouvant des biais pour concilier les théories révolutionnaires avec des pratiques confortablement réformistes. La lutte révolutionnaire est une lutte à mort : c’est soit la destruction de l’ennemi et de son système, soit notre destruction. Elle est par ce fait appelée à des escalades de la violence et nécessite non seulement de l’intelligence, mais aussi de la détermination, un haut sens du collectif, de l’esprit de sacrifice, et d’autres qualités relevant du facteur idéologique.
La troisième primauté est celle du politique sur les pratiques (y compris, au besoin, militaires). C’est la politique qui détermine le choix des formes de lutte, des méthodes, de leurs point d’application, de leur intensité, etc. Pas les héritages, pas les dispositions subjectives, mais les résultats politiques escomptés. Cela implique aussi un souci constant de vérification: la pratique est le critère de vérité – nous y reviendrons. Cela implique enfin qu’aucune méthode, aucun front de lutte, aucune forme organisationnelle, n’est a priori exclue. L’histoire enseigne que dans les phases de son développement, un processus révolutionnaire utilise toutes ou presque toutes les formes de lutte, et en tout cas il ne s’en interdira aucune.
La quatrième primauté est la primauté de l’intérieur sur l’extérieur. Cette primauté a une double application:
– D’abord la primauté de ce qui se passe dans notre classe par rapport à ce qui se passe dans les autres classes. C’est d’abord notre classe que nous devons comprendre dans sa complexité, c’est d’abord dans notre classe que nous devons développer notre influence et nos ramifications. Une stratégie révolutionnaire a ce souci constant du lien à la classe, quelle que soit sa forme de lutte principale. En raison de cette primauté, nous ne nous soucions pas que les médias du régime nous vomissent et que la petite-bourgeoisie se détourne de nous en raison de nos choix, pourvu que les éléments avancés de la classe s’y retrouvent.
– Ensuite la primauté de ce qui se passe dans notre aire de lutte (généralement dans notre pays, mais cela peut être une aire spécifique infranationale ou transnationale) sur ce qui se passe en dehors. Il faut naturellement être vigilant·e à ce qui se passe en dehors, penser une stratégie dans son environnement géopolitique, assumer ses responsabilités d’internationalistes, etc. mais le cœur du travail des révolutionnaires est celui qu’ils et elles effectuent à l’intérieur de leur aire socio-politique.
L’analyse stratégique
Deux choses sont certaines dans un projet stratégique: le point de départ (la situation actuelle) et l’objectif (la révolution sociale).
L’analyse stratégique se fonde :
1) Sur une conception des lois générales historiques qui régissent l’évolution des sociétés. Cette analyse impacte déjà la définition de l’objectif car tout n’est pas historiquement possible, tout n’est pas qu’affaire de désir et de volonté.
2) Sur l’analyse de la société, et donc sa composition de classe, ses contradictions, sa situation socio-économique, ses caractéristiques idéologiques, et tout cela dans l’intelligence du fait que ces facteurs sont en évolution.
3) Sur le rapport entre les forces révolutionnaires et forces réactionnaires.
La stratégie doit être la plus efficiente possible: avoir les meilleurs résultats au plus bas coût (si des sacrifices sont
requis, ils doivent être nécessaires).
Sur base de tout cela, l’analyse stratégique doit définir :
1) Les étapes et conditions menant à l’objectif de la révolution
2) Les tactiques à choisir
3) Les moyens à réunir
4) Les alliances à nouer
5) Les moyens de parer aux initiatives de l’ennemi qu’il est possible d’anticiper
6) Les grands axes
Il faut comprendre les moyens au sens le plus large, avec des moyens matériels et immatériels.
Les principaux moyens sont :
1) Les militant·e·s et sympathisant·e·s révolutionnaires, tant sur le plan qualitatif que quantitatif.
2) L’organisation du camp révolutionnaire, sa capacité à agir de manière intelligente, efficace et coordonnée.
3) L’attraction et l’influence du projet révolutionnaire sur la classe.
Quant aux alliances, elles sont de deux natures : stratégiques (celles qui vont courir jusqu’à la révolution) et tactiques (celles qui sont conjoncturelles, celles qui sont passées avec des forces qui pourraient devenir ennemies à une autre étape du processus).
On peut définir comme axes stratégiques les thématiques/terrains qui, sur le long terme, permettent d’assurer le développement des forces adéquates (déterminées, antagoniques, qualifiées, etc.) au processus révolutionnaire et comme choix tactiques les combats particuliers où ces axes se concrétisent.
Sont stratégiques les questions qui ont le double caractère d’être intrinsèquement liées au capitalisme et d’attenter directement, d’une manière ou d’une autre, à l’existence des masses (exploitation, oppression, paupérisation, subordination, dégradation du cadre de vie, obstruction à l’accès des biens et services, etc.).
Parmi les axes stratégiques principaux :
1) Les conditions de vie socio-économiques des masses, les contradictions générées par le mode de production capitaliste et l’accaparement de la richesse socialement produite par la bourgeoisie
2) Les oppressions systémiques de genre
3) L’internationalisme, la lutte contre l’impérialisme, le chauvinisme et le racisme
4) L’écologie
5) La guerre
Limites, flexibilité et vérification
L’analyse stratégique doit être consciente de ses limites: il est impossible de faire un plan qui sera exécuté exactement comme prévu.
D’abord parce que d’autres forces ont aussi, sinon une stratégie, du moins une action politique qu’il est impossible d’anticiper dans le détail.
Ensuite parce que les processus historiques sont complexes et que, dans une société en crise, des phénomènes se produisent qui peuvent surprendre tout le monde.
Enfin, le processus révolutionnaire n’est pas linéaire, il y a des avancées et des reculs, des événements qui soudainement accélèrent ou paralysent le développement.
S’il fallait prendre l’image du jeu d’échecs, nous pouvons imaginer que nous jouons, comme l’ennemi, avec des pièces qui, soudainement, imprévisiblement, pourraient devenir plus fortes ou plus faibles que prévu.
Et pourtant, malgré cette dimension imprévisible, avoir une stratégie est la seule chance de gagner. C’est aussi pour cela qu’il faut, tant que possible, se donner les moyens de la vérification. Sommes-nous sur la bonne voie ? Si le chemin que nous avons choisi vers des objectifs intermédiaires ne nous rapproche pas de ces objectifs, il faut questionner l’itinéraire choisi et pas seulement se dire : « nous n’avons pas marché assez énergiquement dans cette voie ».
Ces vérifications sont difficiles à faire parce que les objectifs les plus importants sont souvent inquantifiables (par exemple : la popularité du projet révolutionnaire dans la classe), mais elles doivent être faites autant que possible.
La stratégie est déjà une force
Avoir une stratégie solide est une condition pour mener à bien un processus révolutionnaire, mais le simple fait d’avoir une stratégie peut devenir une force en soi.
C’est déjà vrai au niveau de l’organisation: avoir une stratégie claire permet un gain de motivation et de cohésion, cela protège de l’activisme et des routines militantes débilitantes et épuisantes.
C’est aussi vrai au niveau le plus large. En effet, une des difficultés pour les forces révolutionnaires est que la proposition révolutionnaire rencontre dans la classe une absence d’intérêt qui doit pour beaucoup au fait qu’elle parait irréaliste. Un rapport de force initial tellement défavorable, et les échecs historiques du passé (dont la portée est exacerbée et dramatisée par la pression idéologique et culturelle de la bourgeoisie) contribuent à ce sentiment.
Une partie de la gauche peut vivre avec cela, celle qui fait de l’engagement politique une façon de vivre offrant en soi sa satisfaction, ou celle qui n’est que la gauche du système. Mais pour les masses exploitées, opprimées et humiliées, en raison des trahisons et désertions des forces hégémoniques de la gauche, à commencer par les partis et les syndicats, l’inexistence d’une proposition révolutionnaire crédible a des effets délétères. La première réponse qui s’offre alors aux masses est celle de la débrouille individuelle ou de la création de réseaux solidaires à l’échelle de la famille ou de fractions de communautés (culturelle, nationale, de voisinage, religieuse…). Et dans les moments de tensions particulières, toujours faute d’une perspective révolutionnaire crédible, les contradictions entre les masses et le système s’expriment dans des explosions de colère peinant à déboucher sur une proposition politique – ou dans une perméabilité à la démagogique fasciste.
En ce qui concerne ces explosions de colère, il importe ici de souligner que, faute d’avoir une force politique organisée qui leur est propre, les masses surgissent sur la scène politique de manière généralement imprévue – à l’image des gilets jaunes. Cette imprévisibilité (dans le moment, la forme, le prétexte et l’expression de ce surgissement) doit d’ailleurs entrer dans l’analyse stratégique.
En ce qui concerne la menace fasciste, elle s’exprime dans toutes les parties de la classe suivant le même schéma: attribuer à une autre fraction de la classe les responsabilités des conditions d’existence dégradées. L’expulsion ou l’assimilation/conversion ou le massacre de cette fraction « coupable » est alors présentée comme solution aux maux de la société.
Les contradictions sociales sont à l’œuvre. L’absence d’une perspective stratégique révolutionnaire crédible n’est pas simplement un facteur qui nous empêche d’avancer. C’est un facteur qui nous tire en arrière, qui rend la situation socio-politique toujours plus difficile pour les révolutionnaires.
À l’inverse, pouvoir exposer une stratégie crédible, qui trace un chemin clair vers la révolution, sans en cacher les difficultés, c’est déjà transformer subjectivement le rapport de force.
L’héritage stratégique
Il faut à la fois tout réinventer et savoir puiser dans le vaste répertoire des expériences révolutionnaires de l’histoire. C’est ce que nous allons faire brièvement dans ce chapitre en posant quelques étapes de la stratégie révolutionnaire.
Valoriser sans critique un modèle qui s’est fait écraser après quelques mois d’existence n’est pas sérieux: autant dire que l’on veut être écrasé à notre tour.
Valoriser sans critique un modèle qui a, par tel ou tel côté, réussi, c’est risquer de s’enfermer dans un modèle inadéquat.
Réexaminer les modèles stratégiques du passé nécessite un effort car, au fil des siècles, se sont posées des strates diverses: idéalisation des partisan·ne·s, dénigrement des partisan·ne·s de stratégies différentes, déformations méprisantes ou diabolisantes de l’historiographie bourgeoise, etc.
Ces stratégies nous arrivent caricaturées, mais l’examen révèle qu’elles correspondaient généralement bien aux caractères sociaux et historiques de leur époque.
La première stratégie révolutionnaire combinait le développement d’une société secrète et les dispositions insurrectionnelles du peuple. Lorsque la société secrète est assez puissante et qu’elle analyse que les masses sont prêtes au soulèvement, elle provoque le mouvement insurrectionnel, lui fournit des cadres et des plans (assauts à mener, barricades à dresser), aide à ce que l’armée passe du côté du peuple, etc.. Cela correspond à une séquence historique allant de Babeuf à Blanqui.
Le développement du prolétariat industriel a fait naître une deuxième stratégie, celle de la grève générale insurrectionnelle. Cette stratégie est liée à l’absence d’un parti tel que théorisé par Marx, soit qu’une telle théorie n’ai pas encore été forgée, soit qu’elle ai été rejetée pour une raison ou une autre. C’est un modèle qui a traversé l’histoire de l’entrée en scène du prolétariat à l’affirmation de certains courants de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire.
C’est cependant le modèle d’organisation double parti-syndicats (parfois triple : parti-syndicats-coopératives) qui s’est imposé dans le prolétariat industriel – celui-ci devenant le centre de gravité du prolétariat révolutionnaire. Les progrès qu’il a remportés dans la légalité ont fait émerger la thèse que ce progrès pourrait être soutenu jusqu’à un changement révolutionnaire de la société obtenu pour ainsi dire « par décret ». La stratégie réformiste s’est ainsi constituée, qui s’est vite engluée dans l’embourgeoisement et les trahisons des directions et des appareils.
Conformément à l’héritage révolutionnaire qui continuait à avoir comme point de mire l’épreuve de forces avec la bourgeoisie et ses institutions deux autres grandes stratégies révolutionnaires s’affirment : la stratégie de l’action directe, et la stratégie du parti révolutionnaire.
La première se fonde sur la pratique d’individus ou de petits groupes qui frappaient le système de différentes manières (de l’affiche à la bombe) en comptant sur la valeur de l’exemple, en espérant une contamination.
La seconde, héritière directe du marxisme, se base sur l’organisation des éléments les plus conscients et les plus déterminés de la classe à l’aide d’un noyau de révolutionnaires « professionnel·le·s », et fait par ce moyen progresser les plus larges masses sur la voie de la conscientisation et de l’organisation. C’est ainsi qu’a été défini le parti de type léniniste.
Cette stratégie avait encore pour point de mire une insurrection, mais à la différence de l’insurrectionnalisme anarchiste, une insurrection solidement préparée politiquement, idéologiquement, organisationnellement et militairement. Ce modèle insurrectionnel avait quelques caractéristiques (il se basait sur les grandes concentrations de prolétaires de l’industrie) et limites (sa réussite se basait sur une surprise de plus en plus difficile à obtenir) qui ont amené à de nouvelles propositions stratégiques.
Celles-ci incorporaient dès les premiers stades du processus un affrontement au pouvoir. La première fut la stratégie de la guerre populaire prolongée de type maoïste qui divisait le processus révolutionnaire en trois étapes : une de guérilla avec l’aménagement et le développement de zones libérées dans les campagnes reculées, une d’équilibre stratégique, et une d’offensive. Ce modèle stratégique a ensuite été décliné de différentes manières (par exemple dans le guévarisme) et reformulé dans les pays développés avec une base urbaine et non plus rurale, et avec le développement de formes de contre-pouvoir clandestin plutôt que des zones libérées.
Il y a aussi tout un champ stratégique basée sur la création de collectivités de vie et de production à côté et en-dehors du système : de la maison à la région (Chiapas…), en passant par des ZAD. Ces espaces devant non pas s’étendre militairement à la manière des zones libérées maoïstes, mais ce multiplier et se connecter. Ce champ remonte aux premières colonies anarchistes du 19e et a connu depuis en Europe trois pics avec les expériences hippies de la fin ’60/début ’70, la vague alternative de la fin ’70 début ’80, et la vague plus récente des ZAD. Ce champ comporte un large éventail de propositions stratégiques, allant de celle qui donne à ces communes un rôle exclusif, à celles qui les considère comme des bases arrières pour une action dans la société.
Cet exposé des propositions stratégiques révolutionnaires est naturellement sommaire (des énumérations plus complètes ont déjà été écrites par ailleurs). Il n’est là que pour indiquer que nous ne partons certainement pas de zéro.
La peste du libéralisme
La crise profonde dans laquelle le réformisme a plongé à partir des années ‘80 (jusqu’à un large ralliement à l’économie de marché), et l’effondrement des propositions socialistes pro-soviétique et pro-chinoise, ont ouvert un boulevard à plusieurs décennies d’offensive idéologique bourgeoise.
Les valeurs de la bourgeoisie, à commencer par la primauté de l’individu sur la collectivité (et donc, dans une société injuste, la protection des privilèges du nanti sur le démuni) se sont généralisées.
Les anciennes valeurs collectives issues des expériences des communautés prolétariennes de travail et de lutte ont été réduites presque à néant et le « nous » a fait la place au « je ».
Le simple fait de proposer une stratégie révolutionnaire, avec ce que cela suppose d’utilisation rationnelle des forces, donc d’organisation, de discipline, d’esprit de sacrifice, etc. heurte de plein fouet le libéralisme bourgeois qui s’est insinué partout. Notre organisation n’est pas épargnée par le phénomène. Nous reviendrons sur ce sujet dans un autre texte.
Pas de parole magique
Le discrédit qui accompagne le projet révolutionnaire, le fait qu’il existe des dizaines de propositions révolutionnaires se prétendant « la seule correcte », et un rapport de forces tellement défavorable font qu’il ne suffit pas d’avoir le bon programme, et de proclamer la « juste ligne », pour que ceux-ci soient reconnus et adoptés.
Cela ne date pas d’hier. Voici des dizaines d’années qu’il ne suffit pas d’exposer de bonnes idées à coups de tracts et d’affiches, pour rallier la classe aux propositions révolutionnaires, et cela même dans les moments les plus favorables à une prise de conscience révolutionnaire, comme les moments de luttes collectives. La valeur subversive du discours révolutionnaire est émoussée par des décennies d’échecs et de trahisons.
La seule manière de lui rendre son crédit est non seulement d’avoir une proposition stratégique solide mais aussi de s’engager concrètement dans les premiers pas de cette stratégie en combattant l’ennemi de classe, en démontrant concrètement que l’on peut aller dans le sens d’un changement du rapport de force.
Poser la question révolutionnaire, c’est non seulement faire une proposition stratégique, mais c’est aussi adopter une posture et une pratique objectivement et subjectivement antagonistes.
Rôle de l’antagonisme
Par antagonisme, nous entendons une remise en cause immédiate et effective du pouvoir de la bourgeoisie, et donc de ses institutions, de ses lois et de son monopole de la violence.
L’antagonisme passe donc aussi par la violence révolutionnaire.
Dans la phase d’accumulation des forces, la violence révolutionnaire ne sert pas à éliminer les biens ou les forces de l’ennemi. L’ennemi est capable de réparer les dommages plus vite que nous sommes capables d’en faire, et de reconstituer ses forces plus vite que nous sommes capables de les écorner.
Dans cette phase, la violence révolutionnaire sert à lui ôter son monopole de la violence pour crédibiliser l’alternative révolutionnaire.
En ce qui concerne l’impact politico-idéologique de la pratique révolutionnaire également, les leçons du passé doivent être contextualisées. Ainsi par exemple, incendier une voiture aujourd’hui est une action dont la radicalité équivaut à poser une bombe dans les années ‘70 ou hisser un drapeau rouge au 19e siècle.
La violence révolutionnaire se manifeste de trois grandes manières : l’affrontement dans la rue (dont le black bloc n’est qu’une des possibilités), le sabotage et la lutte armée.
Il semble y avoir une gradation entre les trois mais les conditions sociales et historiques font que le choix entre elles, leurs dosages et leurs combinaisons varient selon les situations et leur évolution.
Ajoutons aussi que la violence révolutionnaire n’implique pas automatiquement une stratégie révolutionnaire. Et en vérité, très souvent, les pratiques de violence révolutionnaire relèvent de l’expression de subjectivités révolutionnaires, dans des formes ritualisées, et non de l’application d’une stratégie.
C’est pour cela que l’héritage des luttes antagonistes des années ‘70-’80 dans les métropoles doit être étudié. L’histoire de ces luttes a été écrite mille fois, mais les leçons restent à en tirer.
En fait, souvent, on a écrit la petite histoire de ces expériences pour les enfermer dans l’Histoire et pour ne pas en tirer les leçons. Ces expériences ont tenté d’apporter des solutions aux problèmes qui se posent encore aujourd’hui, comme l’hégémonie idéologique des catégories du réformisme ou comme un rapport de forces initial très défavorable. Leurs défaites autorisent la « gauche du système », aveugle sur son propre bilan désastreux, à condamner ces expériences en bloc, généralement en déformant leur histoire. Leur réappropriation est pour nous l’occasion de voir ce qui, dans ces expériences, a fonctionné, n’a pas fonctionné, aurait pu fonctionner, etc. pour en tirer les leçons utiles, mais aussi l’occasion de défendre l’histoire et l’identité révolutionnaires.
Deux phases
Toutes les stratégies révolutionnaires peuvent se diviser en deux phases :
– La première voit la progression (en dents de scie) des forces antagonistes suite au travail conscient des révolutionnaires lorsque ceux-ci et celles-ci parviennent à intervenir de manière pertinente.
– La seconde phase est celle de la crise. Elle ne découle presque jamais de la première mais d’un événement majeur : crise économique, guerre, catastrophe impactant le corps social, ou brusque explosion sociale. Mais ce n’est que si de larges couches du corps social ont, grâce à la phase précédente, été conscientisées, unies dans une perspective commune, organisées et aguerries, que la crise peut se résoudre en révolution sociale.
Il y a donc un lien fort entre deux phases bien distinctes.
Et c’est le manque de compréhension de toutes les dimensions de ce lien qui explique la faillite (ou la trahison selon les points de vue) d’une large partie du courant communiste.
Une sous-estimation du lien entre les deux phases a amené à un processus d’accumulation de forces tout à fait inadéquat à la proposition révolutionnaire – et finalement contradictoire avec celle-ci.
La volonté de donner un caractère de masse au mouvement a engendré l’opportunisme: les objectifs et exigences politiques révolutionnaires ont été mises de côté au profit de revendications « accessibles », « compréhensibles », etc. et cela dans le but d’avoir le plus d’influence politique, d’avoir une presse la plus largement lue, d’avoir le parti le plus massif, d’avoir le plus d’électeur·ice·s et d’élu·e·s, etc. La partie du courant communiste qui a choisi l’opportunisme a rencontré de grands succès pour les objectifs immédiats qu’elle s’était fixés, mais ces succès étaient sans intérêt pour le processus révolutionnaire.
Non seulement ce travail ne préparait pas la classe à l’affrontement et à l’auto-organisation, mais elle l’en éloignait, en l’engageant dans des voies qui ne se distinguaient plus en rien du réformisme le plus plat. Et comme souvent, ce qui était la « tactique » est devenu la substance même de ce courant qui en est venu à envisager une « transition pacifique » du capitalisme au socialisme.
La crise révolutionnaire
Une des caractéristiques de cette crise révolutionnaire est une sorte de vide du pouvoir. Ce n’est pas que les états ou les gouvernements n’existent plus : mais ils semblent ne plus avoir de légitimité, d’autorité, de « prise » sur le corps social qui entre sinon en affrontement ouvert, du moins en dissidence.
Il faut non seulement que les révolutionnaires aient les moyens de peser dans cette situation, mais d’abord qu’ils et elles la reconnaissent, et ensuite comprennent que le moment est venu d’abandonner les anciennes pratiques d’accumulation des forces pour se jeter à l’offensive.
Le Rojava en offre un exemple. Au début de la guerre civile en Syrie, les Kurdes faisaient partie de la rébellion. Dans le chaos de la guerre civile, le régime, affaibli, a fait le choix de concentrer ses forces pour lutter contre ce qui lui semble être à ce stade l’ennemi principal, les diverses milices armées par les États du Golfe et par l’impérialisme, qui s’étaient emparées de grandes villes. Il a donc retiré l’essentiel de ses forces armées des zones kurdes où un soulèvement a été déclenché le 19 juillet 2012. Le mouvement kurde a reconnu le moment, s’est engagé totalement, a organisé une insurrection foudroyante et installé son système d’assemblées locales protégées par des milices d’autodéfense.
Le Donbass en offre un contre-exemple. Au printemps 2014, la population du Donbass, russophone, de culture soviétique, de tradition ouvrière, socialiste et internationaliste a réagi violemment à l’Euro-Maidan, à l’orientation économiquement libérale et politiquement chauvine de Kiev. Mais les forces progressistes n’ont pas reconnu le moment. Les vingt partis, organisations et syndicats qui formaient le Front du Travail du Donbass ont continué à adopter une posture politique classique (avec manifestations revendicatives etc.), laissant des aventurier·ère·s d’abord, des agent·e·s de la Russie ensuite, s’emparer du pouvoir.
Et bien entendu il y a l’erreur inverse, croire que « le moment est venu », jeter ouvertement toutes ses forces dans la lutte insurrectionnelle, alors que les conditions ne sont pas mûres, et finir foudroyé par la répression.
Depuis l’affaire royale et peut-être la grève de ’60-61, la Belgique n’a pas encore connu de pareille crise de système, mais elle en a connu quelques ébauches. L’affaire « Julie et Melissa » a été l’occasion d’une grande défiance populaire envers l’état et le système et a mis dans la rue de grandes partie de la population qui n’avait pas l’habitude de manifester. La bourgeoisie, le monde politique et judiciaire étaient associées aux pires formes de prédations. Cette défiance purement idéologique, qui n’a jamais réellement fait le « saut au politique », a cependant permis une osmose entre les organisateur·ice·s de la Marche blanche et la lutte des Forges de Clabecq, ce qui confirmait un caractère de classe. La crise du Covid en est un autre exemple. Le premier confinement a aussi été le moment d’une grande défiance envers l’état et le pouvoir. Là aussi le « saut au politique » n’a pas été fait et les expressions de la crise ont pris des directions, positives ou négatives, autres que révolutionnaires (support des soignants, complotisme, etc.).
La troisième phase
S’il est deux phases stratégiques menant au changement révolutionnaire, ce changement lui-même, la construction d’une société nouvelle, est lié aux phases précédentes.
La manière dont on mène la lutte révolutionnaire doit tenir compte des impératifs de la construction de la société nouvelle. Il ne s’agit pas simplement de faire tomber le système – il faut donner au nouveau les moyens de se réaliser. C’est dès avant la révolution qu’il faut développer les forces sociales qui lui permettront de se faire, à commencer par les capacités d’auto-organisation de la classe.
Étudier, expérimenter, partager
Étudier les leçons du passé, c’est savoir en tirer les enseignements sans se laisser enfermer dans des schémas.
Et cela veut dire : expérimenter, frayer des voies nouvelles.
Après la vague contre-révolutionnaire de plusieurs décennies, la société a suffisamment changé pour que soit disqualifié tout révolutionnaire qui prétend, avec une absolue certitude, que sa voie est la seule bonne.
Nous devons non seulement vérifier, par un regard critique, la pertinence de nos choix, mais aussi savoir regarder avec intérêt et bienveillance les choix faits par les autres révolutionnaires.
En effet, l’écart est tellement grand entre notre point de départ et notre objectif, les possibilités de bouleversements tellement grandes, que toute proposition stratégique doit être faite avec prudence et modestie.
En outre, de nombreux paramètres existent dans la définition d’une stratégie, et il en résulte que plusieurs choix différents peuvent être fondés.
Pour reprendre l’image du voyage à Londres, nous n’avons pas à imposer un itinéraire précis, présenté comme seul valable, disqualifiant d’office toute autre proposition. D’abord parce que nous ne sommes pas à l’abri d’une erreur. Ensuite parce que plusieurs chemins mènent à destination et que leur choix dépend des priorités des voyageur·euse·s. Certain·e·s vont privilégier le confort, d’autres la vitesse, d’autres l’économie, etc. etc. Notre ironie sur les mille manières de ne pas aller à Londres en prétendant y aller ne doit pas occulter l’éventail des possibles.
De plus, même des propositions d’itinéraire erronées peuvent contenir des éléments pertinents. Ainsi, malgré une base commune comme l’antagonisme et l’analyse de classe, plusieurs propositions différentes peuvent aller dans le bon sens.
Il ne s’agit pas ici d’éclectisme : toutes les propositions ne sont pas également bonnes, mais la situation est telle (incertitude, fragmentation du mouvement) qu’il est certain que plusieurs voies distinctes seront empruntées en parallèle. Autant alors faire en sorte que chacune soit source de force et d’expérience pour les autres.
Unité différenciée
Chaque force révolutionnaire, pour être conséquente, doit avoir sa stratégie, et doit l’appliquer avec la plus grande résolution.
Mais dans le même temps, elle doit accueillir avec intérêt et bienveillance l’existence d’autres propositions stratégiques, et plus encore, elle doit intégrer ce facteur dans son analyse stratégique. D’abord et dès que cela est possible, en combinant les projets stratégiques dans le cadre d’unités permanentes ou ponctuelles.
Ensuite, lorsque cela n’est pas possible, lorsque les choix sont inconciliables, en limitant tant que possible les points de frictions, en évitant tant que possible, sans renoncer à sa stratégie, de gêner la stratégie d’autrui.
Plusieurs épisodes historiques du passé ont vu les forces révolutionnaires s’affronter militairement parce que la stratégie de l’une entravait la stratégie de l’autre. Chacune étant persuadée que ses choix étaient les seuls valables, que les choix de l’autre menaient à la faillite de la révolution, le recours à la force armée semblait légitime et révolutionnaire. Le mouvement révolutionnaire a beaucoup perdu du fait de cette logique de « l’ennemi objectif » : celles et ceux qui ont été battu·e·s, marginalisé·e·s, éliminé·e·s sinon physiquement, du moins comme force politique, bien entendu, mais aussi celles et ceux qui ont vaincu, celles et ceux qui ont imposé leur hégémonie en affaiblissant le camp révolutionnaire. Le premier exemple qui vient est celui de la guerre d’Espagne mais, au vrai, cela s’est manifesté dans toutes les révolutions.
Nous ne disons pas que de tels épisodes soient toujours évitables, que ce n’est qu’une question de bonne volonté. Nous disons que, lorsqu’elles sont confrontées à un mouvement révolutionnaire hétérogène, les forces révolutionnaires doivent établir un équilibre dynamique entre trois impératifs : défendre et faire vivre leurs propositions politiques et stratégiques, travailler au plus haut degré d’unité possible avec les autres forces, affronter les contradictions au sein du mouvement révolutionnaire de manière non antagonique.
Cela implique qu’une force révolutionnaire ne doit pas simplement avoir une stratégie, mais elle doit aussi avoir une méta-stratégie qui pense et intègre les autres projets révolutionnaires. Cette méta-stratégie a ses exigences propres, elle implique non seulement d’accepter que d’autres révolutionnaires fassent des choix qui rendent nos propres choix plus difficiles, mais d’intégrer ces difficultés à nos plans.
Le seule critère de reconnaissance mutuelle est que ces autres forces agissent dans le sens d’un affaiblissement de l’ennemi et d’un renforcement du camp du peuple. Il nous faudra alors savoir appliquer cette vieille règle de stratégie : « marcher séparément, frapper ensemble ».
En toute hypothèse
Le monde est dans une telle crise sociale, économique et écologique que l’hypothèse d’un effondrement civilisationnel devient palpable. L’ancien mot d’ordre « socialisme ou barbarie » prend chaque jour un sens plus marquant. Le temps nécessaire au déploiement de la stratégie révolutionnaire est mesuré et la courbe de la catastrophe, montant en flèche, risque de couper la courbe du développement révolutionnaire.
Sans verser dans la collapsologie (la résilience du mode de production capitaliste et du pouvoir bourgeois est remarquable), l’hypothèse mérite un moment de réflexion et cette réflexion indique que la construction d’un fort
mouvement révolutionnaire est la seule réponse non seulement pour tenter de parer la menace mais aussi pour la vivre, ou plutôt y survivre, voire la dépasser. Le développement d’une puissance organisée, politico-militaire, basée sur des valeurs de collectivité et de solidarité, est alors la réponse de gauche à la catastrophe – le pendant communiste aux bunkers survivalistes des milliardaires et des fascistes.