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Le climat : un enjeu révolutionnaire

1. Introduction

Encore un texte sur le climat ! L’ensemble des rapports, livres, conférences, et articles consacrés au sujet doit lui-même contribuer au réchauffement climatique… Un ensemble pourtant largement composé de la même vieille soupe avariée, ce qui ne doit rien au hasard, tout comme son absence de résultat.

Notre contribution s’en distingue en ce que les pistes d’action qu’elle propose ne se prétendent pas des solutions au problème du réchauffement climatique. Ces solutions ne pourront être affrontées concrètement qu’une fois débarrassés du capitalisme. Mais cela n’implique en rien une inactivité ou à un positionnement du genre « d’abord la révolution, ensuite le climat ». Il faut penser la lutte révolutionnaire dans le cadre du changement climatique. Les dégâts liés au réchauffement sont déjà immenses et ils sont amenés à s’amplifier jusqu’à devenir dramatiques.

Cela va bouleverser nos cadres de vie et de lutte, donner de nouveaux contenus à la lutte révolutionnaire, déterminer de nouvelles contradictions, de nouveaux fronts de résistance et de nouvelles convergences de lutte.

Cela signifie d’abord comprendre le changement climatique, et donc affronter la complexité scientifique des enjeux. Il faudra donc manger un peu de sable en abordant non seulement des questions scientifiques, comme les gaz à effet de serre, mais aussi, par exemple, la manière dont l’écologie telle que nous la connaissons s’est constituée, le rôle du capitalisme dans l’avènement de la question climatique, l’impératif révolutionnaire d’une culture scientifique, la distinction entre science, science appliquée et techno-science, etc.

La grande majorité des discours existants entrave la réflexion plutôt qu’elle ne l’aide, tant ils sont marqués idéologiquement. Par exemple, la question de savoir si la voiture électrique est un bon moyen de décarboner nos sociétés (de ne plus utiliser d’énergie d’origine fossile) repose sur un tas de présupposés, comme celui de la voiture individuelle.

La complexité de la question n’est donc pas la seule difficulté. La question climatique est liée à celle de la production et de l’utilisation de l’énergie, donc de la production et de la consommation, des modes de vie et des rapports de production. Cela soulève la difficulté de concevoir une existence autrement que celle à laquelle nous sommes habitués, en particulier en tant qu’habitants de pays riches et industrialisés de longue date. Chaque habitant d’un pays riche, dispose d’une quantité d’énergie considérable comparée à ce qu’elle représentait il y a quelques générations, un peu comme si chacun·e disposait d’une immense quantité de bœufs, de chevaux et d’esclaves…

2. Mise en contexte politico-économique

2.1. Un intérêt variable pour l’écologie

L’attention portée aux questions écologiques, et celles faisant l’objet d’une focalisation, a fortement varié avec le temps. Les premiers économistes de la fin du 18e et du début du 19e siècle étaient conscients de ce que la finitude des ressources disponibles impose des limites à ce qu’il est possible de produire et de distribuer. Mais à partir du deuxième quart du 19e siècle, les économistes bourgeois dits « classiques » ont purement et simplement nié cette question.

Alors que l’écologie en tant que discipline scientifique commence à être formalisée à partir de 1866, il faudra attendre encore un siècle avant que les questions écologiques deviennent grand public. Signalons la publication aux États-Unis, en 1962, par Rachel Carson de son ouvrage Le printemps silencieux, qui aboutira à la création de l’Agence Américaine pour l’Environnement et à l’interdiction du DDT. Signalons aussi la première candidature écologiste à une élection majeure, celle de René Dumont à la présidentielle française de 1974.

À cette époque, les études et essais mettant directement en cause le capitalisme comme cause de désastres écologiques sont nombreux (Cornelius Castoriadis, Jean Baudrillard, André Gorz). Mais une remise en cause se fait jour également sur le terrain économique, avec par exemple  l’économiste et mathématicien Nicholas Georgescu-Roegen, présenté comme étant le père de la « décroissance », mais qui, de manière bien plus intéressante, a étendu le concept d’entropie à l’économie.

La remise en cause écologique touche certaines élites. En 1972, le Club de Rome, (un groupe de réflexion d’économistes, de hauts fonctionnaires et d’industriels fondé en 1968), commande à l’équipe de Dennis Meadows, du Massachusetts Institute of Technology, un rapport sur les conséquences du développement économique. Basé, et c’était une première, sur des simulations informatiques, le rapport envisage différents scénarios mettant en relation la pollution et ses effets, la disponibilité de ressources, le développement économique et la capacité à nourrir l’humanité en fonction de sa croissance. Ce rapport Meadows, intitulé Les limites de la croissance, crée un choc considérable. La plupart des scénarios conduisent à une catastrophe et ceux dont ce n’est pas le cas présentent des hypothèses drastiques pour l’activité économique.

Meadows et son équipe sont des libéraux, défenseurs du capitalisme, mais, simplement, partant de ses hypothèses propres, ils en découvrent et révèlent le caractère mortifère. Malgré son infinie prudence dans une remise en cause de l’universalité des bienfaits du capitalisme, le rapport Meadows sera combattu avec violence par un front de politiciens, d’industriels et d’idéologues libéraux. On peut voir dans ce rapport l’origine de l’écologie mainstream telle que nous la connaissons, mais également l’origine du négationisme écologique. Pour faire simple, on pourrait dire que Macron, Gore, Obama ou Biden sont de pâles héritiers du rapport Meadows et que Bush Sr. et Jr., Trump ou Bolsonaro sont héritiers des contestataires du rapport.

Le rapport Meadows n’est pas le seul cas de contestation de rapports scientifiques.

Durant la première moitié des années 1970, des scientifiques identifient (par hasard) le péril mortel que représentent les gaz de type CFC, utilisés dans les aérosols et la réfrigération. Trois articles séparés mettent en évidence l’effet destructeur massif de ces gaz sur l’ozone présent dans la stratosphère, qui protège la vie sur terre de rayonnements ultra-violets nocifs. A la fin des années 1970, des mesures mettent en évidence un effondrement brutal de la couche d’ozone. Cet effondrement est tellement brutal que les premières mesures ont été écartées : les variations étaient tellement rapides qu’elles ont été interprétées comme ne pouvant être que des erreurs….

La négation ou la relativisation a fait place à une panique justifiée lorsque cet effondrement ne pouvait plus être nié. Il faudra encore une quinzaine d’années, 1987, pour que des mesures contraignantes soient prises et le problème résolu. Cela n’a pu avoir lieu que littéralement au bord du gouffre.

2.2. L’enjeu climatique

Bien que combattu, le mouvement enclenché par le rapport Meadows et par d’autres contestations radicales du développement a été irrésistible. En parallèle, des travaux scientifiques ont commencé à se préoccuper de l’influence des émissions de gaz à effet de serre sur le climat. C’est dès le début des années 1960, qu’un scientifique, Roger Revelle, attire l’attention de l’administration Kennedy, sur le danger d’un réchauffement du climat.

Le caractère catastrophique et de plus en plus difficilement niable de ce danger finit par faire sortir la question des cercles scientifiques. La fin des années 1980 voit la création de la Conférence des Nations Unies pour le Climat, elle-même à l’origine des Conférences des Parties (COP) et, par ricochet, du GIEC, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. C’est à la même époque qu’advient le concept de « développement durable », censé intégrer les aspects sociaux, économiques et environnementaux, un autre signe des tensions entre différentes idéologies capitalistes, dont certaines remettent en cause la totale hégémonie du marché.

La bourgeoisie ne s’est jamais réjouie de l’émergence de la question climatique. L’industrie pétrolière consacre des budgets énormes pour détourner l’attention du problème, pour le minimiser ou relativiser l’importance de la responsabilité de l’activité humaines.

Mais le capital ne met pas tous ses œufs dans le même panier et sait saisir toutes les possibilités de profit. Apparaissent alors de prétendues solutions à la question climatique par la création de nouveaux marchés. Des marchés financiers, comme celui des certificats d’émission de CO2, permis d’émettre des gaz à effet de serre. Des marchés industriels et commerciaux : panneaux solaires, véhicules électriques, dispositifs de capture du carbone, moteurs à hydrogène. Des marchés de compensation : une activité industrielle serait considérée comme « neutre en carbone » à partir du moment où elle acquiert des « puits de carbone », soit des forêts absorbant le CO2  (c’est ainsi que l’industrie aéroportuaire wallonne se proclame sans rire « neutre en carbone »…).

Toutes ces techniques ne sont pas à rejeter. Mais prétendre baser sur elles la lutte contre le réchauffement climatique fait croire que tout peut changer pour que rien ne change. Enfin, cette stratégie se prolonge dans une série de délires technoïdes visant à approfondir la transformation de la physique du globe pour résoudre le problème fondamental d’un modèle économique dévastateur.

On peut faire remonter à 1992, au sommet de la Terre de Rio, la focalisation des questions écologiques sur les questions climatiques (et donc énergétiques). Alors que les militants écologistes ont toujours dénoncé le nucléaire civil, cette focalisation permet à l’industrie nucléaire de se présenter comme « solution écologique », presque sans discussion.

Car la focalisation sur le réchauffement climatique n’est pas neutre. Elle finit par convaincre, ne fut-ce que par répétition, que cet enjeu écologique mérite plus d’attention que les autres. Cela permet d’ignorer, en vrac, l’érosion et la raréfaction des sols, et leur utilisation dans les pays du Sud pour les « besoins » des pays du Nord (culture de fleurs ou de légumes de contre-saison importés par avion en Europe, construction de complexes touristiques, etc.) ou des questions à première vue marginales, comme la destruction des mangroves par les élevages industriels de crevettes, sont des problèmes majeures pour des peuples indigènes des régions tropicales privés de leurs moyens de subsistance et de la protection de leurs habitats contre les ouragans.

En bref, réduire l’écologie au réchauffement climatique permet de préserver le capitalisme et laisse de côté l’ensemble des autres questions qui menacent l’humanité : le réchauffement climatique finit par servir de paravent à ces rapports de domination capitalistes.

Cela montre que les révolutionnaires doivent considérer l’enjeu climatique comme une des dimensions de l’épuisement des ressources terrestres, c’est-à-dire, outre la concentration en gaz à effet de serre :

  • l’acidification des océans, qui entraîne la disparition à long terme des coraux, une importante source des chaînes alimentaires marines ;
  • la perte de biodiversité ;
  • la raréfaction de l’eau potable ;
  • la déplétion de l’ozone stratosphérique ;
  • l’apparition de nouveaux polluants.

Ces processus témoignent de la transformation géologique de la Planète par l’activité humaine (dénommée Anthropocène ou encore Capitalocène).

Cela montre plus généralement que les questions écologiques doivent être interprétées en fonction des rapports de force qui leur sont sous-jacents et en luttant pour les aborder scientifiquement, en se débarrassant de la gangue idéologique qui les enrobe.

3. L’enjeu climatique

3.1. Que se passe-t-il ?

Tout le monde comprend ce qu’est la météo : température, pluie, vent,… Le climat, c’est l’ensemble des données de la météo, mais agrégée sur une période longue ou comparées à des périodes longues, par exemple sous la forme de moyennes sur une période de trente ans.

Notre source d’énergie principale est le soleil. Étant donné la distance entre notre étoile et notre planète, l’eau devrait y être en permanence congelée : sa température moyenne y serait d’environ -15°C, ce qui ne permet pas le développement d’une vie sophistiquée. Si la température moyenne à la surface de la Terre est d’environ +15°C, c’est en raison des gaz à effet de serre.

Tout corps (une étoile, une casserole, un animal) émet des rayonnements électromagnétiques (la lumière, entre autres) dont la longueur d’onde dépend de sa température : plus le corps est chaud, plus la longueur d’onde est courte, et cette chaleur se diffuse en se dispersant comme sur une sphère, plus on est loin, moins on reçoit, mais toujours à la même longueur d’onde. En grandes masses, nous recevons de la chaleur essentiellement du soleil et de la Terre elle-même (la chaleur qu’elle emmagasine), avec une longueur d’onde beaucoup plus grande dans le second cas, puisque la Terre est moins chaude que le soleil.

À partir du moment où il y a des gaz, il y a un phénomène de réflexion : la chaleur est partiellement renvoyée comme la lumière dans un miroir par les gaz. Chaque gaz renvoie des rayonnements de certaines gammes de longueur d’onde et laisse passer les autres. Donc, un gaz à effet de serre laisse passer les rayonnements du soleil (dont la longueur d’onde est courte), mais renvoie les rayonnements de la Terre (dont la longueur d’onde est grande). C’est l’effet de serre.

Au commencement de notre planète, il y a environ 4,5 milliards d’années, son atmosphère était principalement composée de CO2 et la température moyenne y était environ 10°C plus élevée qu’actuellement. C’était une gigantesque étuve. Ne s’y sont développés que des micro-organismes qui, par photosynthèse, ont progressivement capturé le CO2 et ont rejeté de l’oxygène dans l’atmosphère. La capture du CO2 a abaissé la température, ce qui a permis, très récemment à l’échelle de la vie de la Terre, le développement de formes plus sophistiquées de vie.

Si on se projette à notre époque contemporaine, disons ces quelques dernières centaines de milliers d’années, la température de la planète est gouvernée par un équilibre entre :

  • les gaz à effet de serre, principalement le CO2 ;
  • leur capture par les océans, selon un équilibre chimique : lorsqu’il y a plus de CO2, il est absorbé par réaction chimique ;
  • leur capture par la photosynthèse de la végétation qui, sous l’effet de la lumière, transforme le CO2 en oxygène.

D’autres phénomènes entrent en jeu, avec des effets moindres, tels des variations astronomiques cycliques. Il se trouve que, ces 12.000 dernières années environ, le climat résultant de ces équilibres a été remarquablement stable en comparaison à ce qu’il était auparavant. Et c’est pendant cette période que l’homme s’est sédentarisé et que les civilisations humaines se sont développées.

Pendant une certaine période, bien plus lointaine, la décomposition des végétaux ayant capturé le carbone du CO2 a produit divers combustibles qui se sont fossilisés : charbon, pétrole, gaz, etc. Et c’est la consommation de ces combustibles qui renvoie dans l’atmosphère d’énormes masses de CO2, gaz à effet de serre principale cause du réchauffement climatique.

Deux points sont à souligner.

Premièrement, même si la vie peut se développer selon une gamme assez large de températures, notre vie, celle de notre alimentation et de l’alimentation de notre alimentation, ne peut se développer que dans une fenêtre de température assez réduite.

Deuxièmement, ces processus d’émissions et d’équilibres sont d’une effroyable complexité. En particulier, ils ne sont pas linéaires : la température peut très bien s’élever sagement dixième de degré par dixième de degré, et d’un coup, plus rien ne fonctionne. La photosynthèse marche moins bien en raison de l’élévation des températures. Donc, le réchauffement climatique est empêché par les forêts, jusqu’à ce que ce même réchauffement empêche les forêts d’absorber le CO2. Les océans absorbent le CO2 de l’atmosphère par simple échange gazeux jusqu’à ce que, en raison du réchauffement climatique, ils soient saturés en carbone. Les sols gelés contiennent des déchets végétaux. Leur dégel relâche d’énormes quantités de gaz à effet de serre autres que le CO2, le méthane (CH4).

Certains discours écologistes évoquent la disparition de la vie sur Terre, ce qui est une approximation grossière. En revanche, il est tout à fait possible qu’à échéance très courte, la fin du 22e siècle, la température à la surface de la Terre soit devenue trop élevée pour que des mammifères de notre taille y survivent.

La menace de la disparition pure et simple de l’humanité et de tout ce que le génie humain a jamais pu créer, est donc réelle. Et cela à brève échéance par rapport à l’histoire de notre espèce. Mais lorsqu’on parle de réchauffement climatique, on parle aussi d’une première phase durant laquelle les conditions de vie humaine sont de plus en plus difficiles, entrainant famines, migrations et conflits. La question climatique va donc déterminer de plus en plus fortement notre cadre d’action politique.

3.2. Capital et combustibles fossiles

Le charbon est utilisé depuis l’antiquité comme combustible, à des fins de chauffage puis pour alimenter les forges de la métallurgie. Il est extrait de mines de surface puis de plus en plus profondes, avec toutes les difficultés propres au forage, notamment l’infiltration d’eau.

En 1784 l’ingénieur James Watt met au point un régulateur, qui permet de moduler l’intensité de l’énergie fournie par une machine à vapeur, ce qui rend cette dernière utilisable par l’industrie. C’est un propriétaire de mines qui avait commandé à Watt son régulateur, pour pouvoir pomper l’eau des mines en utilisant le combustible de pauvre qualité.

L’idée vint un jour d’utiliser le même dispositif de production d’énergie mécanique pour alimenter des fabriques, en lieu et place de l’énergie des moulins à eau. Cette idée semble d’abord absurde : il faut payer le combustible, là où l’énergie de l’eau est gratuite, et le rendement des machines à vapeur est ridicule : la pression produite est inférieure à celle d’un pneu.

Pourquoi des ingénieurs se sont-ils acharnés à perfectionner un dispositif aussi médiocre et coûteux ? Parce qu’en cette fin de 18e siècle et en ce début de 19e siècle, le problème auquel les capitalistes étaient confrontés était le développement et la multiplication de leurs fabriques. Et ces fabriques implantées là où coule l’eau alimentant les moulins sont des endroits particulièrement dépeuplés. Les machines à vapeur alimentées au charbon se sont développées parce qu’il a été possible de les implanter là où existait une main d’œuvre prête à travailler dans n’importe quelles conditions pour ne pas crever de faim. La mobilité du capital est le facteur déterminant dans l’avènement de la machine à vapeur qui, de perfectionnement en perfectionnement, finira par supplanter définitivement les moulins à eau durant la décennie 1830.

La révolution capitaliste puise ses racines dans la Renaissance italienne, avec la création des premières banques. Mais c’est l’utilisation des combustibles fossiles qui va lui donner son caractère hégémonique. C’est cette machine à vapeur qui va permettre au capitalisme industriel de se déployer et de supplanter l’ancien régime basé sur la possession des terres et la féodalité. Il faudrait développer ici une histoire des techniques de production pour expliquer l’avènement du pétrole et de l’électricité en plus du charbon. Contentons-nous de mentionner que là où le charbon exige la force humaine pour être extrait et transporté, le pétrole (et l’électricité) exigent beaucoup de technicité, donc de capital, pour créer les installations, après quoi l’énergie circule beaucoup plus facilement, sous forme liquide ou le long des lignes électriques.

Si l’idée de produire de l’énergie à partir de réactions nucléaires remonte aux années 1930, ses premières mises en œuvre datent de la fin des années 1950. Cela a fait naitre l’espoir que les progrès de la science fournissent une source d’énergie quasi illimitée, mais aussi des levées de bouclier sur base des arguments suivants :

  • le caractère dangereux des déchets radioactifs dangereux ne se dégradent que très lentement, sur plusieurs milliers d’années,  ainsi que le coût et la difficulté du démantèlement des centrales
  • l’ampleur des risques en cas de fusion du réacteur, qui vont de l’irradiation des populations à la contamination des sols et de l’eau potable sur une vaste zone  ;
  • la contradiction entre une production d’énergie très centralisée et relevant d’une élite technocratique, avec les impératifs d’une société démocratique..

À ces d’arguments, les défenseurs de la production d’énergie nucléaire opposent les possibilités offertes par les progrès technologiques, le déploiement économique et les faibles émissions de gaz à effet de serre.

Le but n’est pas ici de trancher le débat, mais bien de se prononcer contre la perspective d’utiliser cette source d’énergie pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cette perspective repose sur le concept de transition énergétique, c’est-à-dire le fait de remplacer une source d’énergie par une autre.

Le problème est qu’il n’y a jamais eu, jusqu’ici de transition énergétique. L’énergie produite par d’autres moyens que les combustibles fossiles (nucléaire ou renouvelable) est certes en augmentation nominale ainsi qu’en pourcentage. Mais les émissions de gaz à effet de serre ne se mesurent pas en pourcentages, mais bien en termes absolus. Et pendant cette période durant laquelle la part d’énergie non fossile a augmenté, le volume nominal d’énergie d’origine fossile a continué d’augmenter en termes absolus : il n’y a jamais eu autant de gaz, de pétrole ou de charbon brûlé qu’actuellement. L’intégralité de l’énergie non fossile est inférieure à l’augmentation de l’énergie produite ces dernières années. Cela montre que le problème n’est pas uniquement les émissions de gaz à effet de serre de l’énergie fossile, mais est aussi la quantité totale d’énergie consommée.

Quelle que soit l’issue du processus de consommation des combustibles fossiles, celui-ci sera relativement court. D’abord, parce que la vitesse à laquelle ces combustibles sont consommés est un million de fois plus rapide que celle à laquelle ils se sont constitués. Ensuite, parce que ce qui nous est accessible est très réduit. Les techniques mises en œuvre sont de plus en plus performantes, mais elles ont leurs limites. C’est ce que nous a rappelé l’explosion de la plate-forme de forage Deep Water Horizon, en 2010, suivie d’une fuite qui a semblé infinie de pétrole dans le golfe du Mexique. La plate-forme forait à 1.500 mètres de profondeur, ce qui ne correspond qu’à 0,0025 % du rayon de la Terre.

L’extraction de « fossiles alternatifs » (gaz de schistes et sables bitumineux) ne constitue pas une solution durable. Elle aura ses propres limites, les pollutions qu’elle provoque sont immenses, et sa rentabilité est médiocre : il faut dépenser environ une unité d’énergie pour en extraire trois, tandis que pour un puits de pétrole classique, le rapport est de 1 à 30.

3.3. Lui ou nous

Le discours officiel de la « lutte contre le réchauffement climatique » est celui d’une mondialisation heureuse, dans laquelle le capital fournirait les solutions aux problèmes qu’il engendre. Le problème ne serait pas les émissions de gaz à effet de serre, mais soit le besoin de solutions techniques, soit l’incorporation dans les prix des « externalités négatives » (pollution, épuisement des ressources, etc.).

Dans le premier cas, il suffirait de laisser libre cours à « l’esprit d’entreprendre » (qui ne crachera pas sur de substantielles subventions publiques). C’est l’approche appelée « modernisation écologique ».

Dans le second cas, il s’agit de donner un prix au réchauffement climatique et de l’incorporer dans les coûts de production. Le pionnier de cette approche est Nicholas Stern qui fut, en 2006, l’auteur d’un rapport au gouvernement britannique visant à mettre en balance les pertes dues au réchauffement climatique avec les investissements technologiques nécessaires pour se débarrasser des émissions de gaz à effet de serre. Le « rapport Stern » a eu un retentissement considérable. Il s’agissait d’une sorte de proposition d’accommodement raisonnable du capital pour sa propre survie, reprenant en quelque sorte, sans sa radicalité, la philosophie du rapport Meadows.

La dernière tentative célèbre est due à William Nordhaus. Son idée n’est pas de donner un prix aux investissements dans la lutte contre le réchauffement climatique, mais bien de trouver un équilibre entre ce réchauffement et les investissements nécessaires pour le freiner. Sa réponse est qu’il existerait un optimum économique à 3,5°C de réchauffement. Investir plus lourdement serait trop coûteux, investir moins exposerait à trop de dégâts. Et la physique des sciences de la Terre est priée de se conformer à ce raisonnement qui témoigne de la folie des modèles utilisés par la bourgeoisie obsédée par les profits.

Les travaux de Nordhaus semblent avoir influencé les COP, par exemple lorsque la COP 21 (Paris 2015) s’est fixé une hausse de température « aussi proche que possible de 1,5°C ».

Le fait est que l’élévation du niveau des océans est une menace concrète pour les centaines de millions de personnes vivant à des altitudes proches du niveau de la mer. Un réchauffement de 1,5°C, ça fait déjà de gros dégâts pour beaucoup de monde et tout accroissement supplémentaire, même infinitésimal, aura des conséquences dramatiques.

Or l’étude du climat est un phénomène scientifique d’une complexité extrême ; il est le sujet d’effets d’emballement incontrôlables. Divers effets (absorption du CO2 par les forêts et les océans, émissions de méthane) ont déjà été évoqués. On peut y ajouter la fonte des glaces, qui a plusieurs propriétés particulièrement désagréables. Le fait de toucher aux réservoirs d’eau potable tout d’abord. Le fait que les zones glacées, blanches, reflètent le rayonnement solaire ensuite. La fonte des glaces contribue donc aux risques d’emballement climatique. L’approche Nordhaus (et des COP) n’a pour intérêt que de peupler le musée des horreurs économiques.

Tout n’est pas à jeter dans les travaux prospectifs du type Stern ou Meadows, dans la mesure où le combat contre le réchauffement climatique exigera aussi des solutions techniques. Les deux seuls succès dans des combats écologiques ont reposé à chaque fois sur des solutions techniques (changement d’additif permettant l’essence sans plomb, utilisation d’une autre famille de gaz pour réfrigérer et propulser les aérosols tout en épargnant la couche d’ozone).

Dans quelles conditions mener ce débat sur l’utilisation de la technique ? A aucun prix dans un régime capitaliste, en raison de la nature même de ce régime qui est, par sa substance même, le moteur des désastres écologiques. Le capital est une course de chaque instant. Un capitaliste qui accepterait de renoncer à des profits à court-terme pour une solution meilleure et plus profitable au plus grand nombre et à plus long terme, est condamné à disparaître par l’effet de la concurrence. L’économie de marché fonctionne comme un marathon dont on éliminerait les perdants tous les cent mètres. Le résultat final en serait déplorable, puisque les vrais marathoniens seraient rapidement éliminés au profit de sprinters dont la morphologie est totalement inadaptée à la course de fond.

N’y aurait-il aucun espoir ?

Dans le cadre actuel, à court terme, non, rigoureusement aucun. Les pays du Tiers-Monde comptent pour quantités négligeables dans ces questions. Leur responsabilité climatique est infime, donc leurs marges de manœuvre sont en permanence bien inférieures aux conséquences des actes des pays économiquement développés, y incluse la Chine (et bientôt l’Inde).

L’objectif de tous les dirigeants des pays capitalistes développées est la richesse de l’économie de leur pays. On peut bien critiquer le négationnisme climatique d’un Trump ou d’un Bolsonaro, mais au final, Obama, Biden, Macron, Poutine ou De Croo (ou même les écologistes Nollet en Belgique ou Jadot en France) n’en diffèrent pas au point d’être à la hauteur de l’enjeu. Cela vaut pour le développement industriel, cela vaut pour la consommation et tout ce qu’elle engendre en matière de réchauffement climatique, cela vaut également pour tout ce qui touche à l’occupation des sols et à la destruction de forêts qui sont de puissants réservoirs de carbone. L’impasse est la même en matière écologique qu’en matière sociale et économique. Ce ne sont que rapports de force et autoritarisme pour faire perdurer le capitalisme.

Ainsi, les COP ont le droit de parler de tout sauf d’économie et de politique, donc de modes de production. Plutôt que de pointer les inégalités en termes d’échange, les inégalités en termes de richesse entre pays et au sein des pays, les COP (et le GIEC à sa suite) parlent donc de « l’humanité » et se focalisent sur les solutions techniques plutôt que sur les modes de vie.

La COP 21, en 2015, a été présentée comme un immense succès puisqu’elle a abouti à un accord. Sa logique était de laisser les différents participants fixer eux-mêmes leurs objectifs de réduction de gaz à effet de serre et de s’abstenir de toute sanction. En additionnant toutes les réductions auxquelles les participants « s’engageaient », les réductions amenaient la planète sur la trajectoire d’un réchauffement de plus de 3°, et l’engagement à limiter le réchauffement à 2°C « et à rester aussi proche que possible d’un réchauffement de 1,5°C » n’y changeait rien. Sept ans plus tard, force est de constater que cet accord est resté sans effet.

3.4. Le climat, responsabilité de chacun·e ?

Si la culture écologique des milieux révolutionnaires (surtout ceux de tradition léniniste) est faible, réciproquement, la culture politique des associations se préoccupant de questions écologiques est très faible. Ces associations et mouvement se focalisent sur la question climatique, dans le respect de la légalité, contaminées qu’elles sont par la culture dominante. Ce qui est dit reste surdéterminé par l’air du temps, en particulier par l’idée selon laquelle le climat exigerait des efforts de chacun·e. On a même entendu Annuna De Wever, figure de proue du mouvement climat en Flandre, appeler l’extrême-droite à se doter d’un programme climat…

Cette manière de (ne pas) problématiser les enjeux écologiques est d’abord le résultat de 35 ans d’absence d’une dynamique politique révolutionnaire anticapitaliste. Durant ces 35 ans, une politique unique a été menée tantôt par la droite, tantôt par la « gauche », et toujours dans le cadre légal, finissant par faire de cette politique, pour deux générations, le seul horizon possible et connu. Ceci n’est rien de neuf pour les révolutionnaires, mais cela a des implications concrètes pour le mouvement social qui se constitue autour de la question climatique.

Le chacun pour soi, le discrédit du politique, la prolétarisation galopante ont pour effet que les préoccupations environnementales, si elles comptent parmi les préoccupations des classes les plus opprimées, ne sont pas perçues comme ayant la même cause que celle de l’oppression elle-même. Pourtant, ces classes sont les premières victimes des enjeux écologiques. Les inondations dramatiques de l’été 2021 en Wallonie ont mis en évidence que les premières victimes étaient les classes les plus défavorisées : habitant dans les endroits les plus exposés et rencontrant des difficultés à faire face aux conséquences (contrats d’assurances mimima, difficulté à racheter un véhicule pour aller travailler, etc.).

Enfin, une gigantesque confusion assimile comportements individuels et questions politiques. Le réchauffement climatique, et les questions écologiques en général, paraissent le résultat d’une somme de comportements individuels. La solution serait donc d’en appeler au « civisme » : trier ses déchets, consommer local, se déplacer en voiture électrique ou en vélo, uriner sous la douche. Les solutions seraient à portée de main. Il serait possible de vivre « normalement » (c’est-à-dire en épuisant les ressources, en pillant les pays du Sud, etc.) dans des villes apaisées où l’on dépose ses épluchures de pommes de terre dans un compost local. Il suffira de stigmatiser celles et ceux qui utilisent une vieille voiture diesel et qui entassent dans le congélateur des packs de viande en promotion, sous emballage plastique, achetés les premiers jours du mois au supermarché low cost pour pouvoir nourrir la famille le mois durant. Cela en fonction du même procédé de stigmatisation, cette fois-ci non plus classiste, mais raciste, qui attribue le désastre écologique à la natalité du tiers-monde (pour qu’une famille de Congolais émette autant de CO2 qu’un couple de Canadiens, il faudrait qu’elle ait 828 enfants…)

À ce stade, les révolutionnaires sont un peu coincés entre des limites écologiques bien réelles, dont le franchissement est un désastre, et le combat contre un discours culpabilisant qui revient à intégrer le capitalisme vert. Alors bien sûr, il est bon de limiter ses déchets et d’être soucieux de son impact écologique. Mais présenter cela comme des solutions c’est, par ignorance, cynisme ou opportunisme, viser avant tout à ne rien toucher des rapports sociaux existants, aux inégalités sans lesquelles le capitalisme ne peut fonctionner.

Il ne faut pas non plus renverser la proposition et imaginer que, une fois la révolution accomplie, la population n’émettra, comme par enchantement, que la quantité de carbone acceptable du point de vue des sciences de la terre. Mais cela ne doit pas nous freiner dans notre lutte.

Simplement, cette lutte doit combattre un système dévastateur et prédateur dans la conscience des limites de ce que la planète peut absorber. Il faut combattre l’imposture de la culpabilisation, le discours de la responsabilité individuelle, les mesures fondamentalement anti-sociales et répressives, et le discours de la mondialisation heureuse et du solutionnisme technologique.

Il faut comprendre en matérialistes les mécanismes qui allient domination dans les rapports de production et massacres écologiques. Et plus que jamais, cela implique qu’être révolutionnaire, c’est être ami·e de la science.

4. Révolutionnaires et ami·e·s de la science

4.1. Science, science appliquée, techno-science et progrès

Les progrès techniques remontent aux tout débuts de l’hominisation, il y a plus de 2 millions d’année. Ils ont amélioré de façon incroyable nos conditions de vie. Ces progrès sont basés sur l’amélioration de la compréhension du monde (physique, biologie, chimie, géologie et leurs combinaisons). Ils se sont accélérés à partir de ces langages fondamentaux de cette compréhension que sont les mathématiques. Ces progrès ont progressivement amené la taille de la population humaine d’environ 10 millions il y a 10.000 ans à un milliard d’individus vers 1800.

Cependant, ces progrès cumulés jusqu’en 1800 sont peu de choses en comparaison des découvertes depuis lors : machines à vapeur, généralisation de l’électricité, moteur à combustion interne, développement de l’aviation, des télécommunications, chimie de synthèse, sciences nucléaires, exploration de l’espace, informatique et biotechnologies. Ces développements ont tous été accomplis depuis les débuts de l’avènement du capitalisme. Rejeter ces développements en bloc, quelle que soit la raison, serait absurde. Les accepter en bloc, tels qu’ils sont, au nom d’une croyance en les bienfaits du « progrès » ne vaut pas mieux. Dans les deux cas, l’erreur est de confondre ces développements avec les progrès scientifiques.

Ces développements sont de la techno-science et non de la science. La science a vocation à expliquer les fonctionnements des éléments. Là où elle trouve à se traduire en application concrète, pratique, elle devient science appliquée. Là où elle se fond dans un complexe technico-industriel déterminé socialement, elle devient techno-science.

Les lois de Kepler expliquant les mouvements des astres, c’est de la science. Galilée qui met au point la lunette astronomique, c’est de la science appliquée. L’inscription d’un satellite sur une trajectoire et le commerce de cette trajectoire, c’est de la techno-science.

La différence entre science et techno-science est que la science ne se discute qu’en cela qu’elle améliorable (la relativité d’une part, la physique quantique d’autre part, sont des des dépassements des lois de Newton), mais elle n’est pas soumise à une idéologie, elle est de l’ordre de l’explication, soumise à preuve et réfutable.

En revanche, la techno-science, la mise en pratique de la science sur le plan économique, politique et militaire, est une pratique sociale. Donc ses conséquences, le fait d’y recourir même, devrait être soumis au débat. Cette distinction est nécessaire à l’examen du solutionnisme du réchauffement climatique, de l’idée selon laquelle « la science » (en fait, la techno-science) pourvoira aux solutions.

Les propositions de solutions sont légion, plus ou moins crédibles : projection d’aérosols dans l’atmosphère pour atténuer le rayonnement solaire, stockage du carbone, fusion nucléaire, … Notons que, jusqu’ici, l’empilement de ces développements techniques a plutôt eu tendance à démultiplier les problèmes qu’à les résoudre. Cependant, s’il n’est pas prouvé que la techno-science résoudra le problème, il est possible que de bons développements techno-scientifiques puissent y contribuer.

Ce que vous voulons mettre en évidence ici est qu’à l’heure actuelle, la techno-science est en totalité soumise aux intérêts du capital. Elle est utilisée d’une part pour « tout changer pour que rien ne change » et, d’autre part, pour alimenter la croyance selon laquelle le développement de la techno-science aux mains d’intérêts privés, capitalistes, permet une solution à l’enjeu climatique qui ne serait qu’une crise.

Le développement techno-scientifique a besoin du temps du débat, et l’accumulation capitaliste n’accorde pas ce temps. Soumis aux intérêts du capital, ce développement est un péril mortel pour l’humanité. On devrait par exemple discuter du bien-fondé de la fusion nucléaire comme source d’énergie, mais actuellement, le débat est faussé par les rapports de force établis par le capital.

L’illustration la plus cinglante de l’impératif de ces principes nous a été fourni par le président français, Emmanuel Macron qui, poussé par une bourgeoisie développant ses activités dématérialisées, mais confronté à une contestation de la technologie 5G, n’a eu comme seul argument que « c’est ça, ou le modèle Amish ». « Le nucléaire ou la bougie », « la 5G ou le modèle Amish », ainsi s’exprime ainsi le mépris absolu du capital envers le débat de société.

4.2. Science autoritaire ou science démocratique

L’avènement du capitalisme industriel, au début du 19e siècle, a coïncidé avec la disparition de ce qu’on appelait (patriarcalement) un « honnête homme » : celui qui connaissait suffisamment de tout pour être au fait des progrès scientifiques et techniques. Cette disparition tient évidemment pour partie à la complexité croissante des développements scientifiques et techniques. Mais, sans que nous tranchions ici entre ce qui est la cause et ce qui est la conséquence, entre ce qui tient du processus inéluctable et ce qui tient de l’idéologie, cette disparition est également le prélude à une tendance à la spécialisation scientifique. Tendance dont nous avons pu mesurer les effets désastreux avec la gestion de la pandémie du COVID-19 par un comité d’experts en épidémiologie.

La défiance envers les décisions politiques dans la gestion de cette crise, et en particulier envers la vaccination, a atteint des niveaux exceptionnels pour deux raisons fondamentales :

  • D’abord parce qu’un système dont l’idéologie dominante est fondée sur le mérite et la responsabilité individuels, est incapable de susciter un sentiment de responsabilité collective et doit alors recourir à la répression.
  • Ensuite parce que le système part de l’idée que la population est trop bête pour comprendre ce dont il s’agit, et qu’il faut la légitimité des experts. Or, la collusion d’intérêts entre les scientifiques, les politiques et les industriels induit une méfiance naturelle de la population. C’est cette méfiance saine ET naturelle qui se déforme, contre-productivement, en complotisme, nourri par la fragmentation des expertises (le professeur Raoult avec son CV long comme le bras en est un parfait exemple).

Nous comptons parmi les méfaits du capitalisme cette défiance envers la science qu’il a provoquée en embrigadant les scientifiques dans sa quête du profit. Toutes les activités humaines, de la nutrition aux soins en passant par les loisirs, l’habitat et les transports, ont perdu de vue la satisfaction des besoins pour se focaliser sur la réalisation de profits. La communauté scientifique, qui a une responsabilité écrasante dans cette tendance, ne doit pas s’étonner d’être perçue par le peuple comme une force hostile.

La spécialisation et l’instrumentalisation, en particulier de la part de titulaires des plus hautes distinctions scientifiques, sont des témoins d’une science autoritaire, instrumentalisée par les pouvoirs en place. Il faut donc tout reprendre à zéro, ou peu s’en faut, qu’il s’agisse des analyses concernant la propagation d’une épidémie ou qu’il s’agisse du réchauffement climatique.

C’est compliqué ? Oui, et alors ? Les révolutionnaires ont pour premier objectif l’émancipation. Et la science, qui travaille à la compréhension de la vérité, est un outil d’émancipation. Les forces réactionnaires prolifèrent toujours sur la confusion, que seule la démarche scientifique permet de dissiper.  Le retard est énorme et le gouffre est colossal entre ce qu’il faudrait avoir compris et ce qui l’est.

Qu’importe.

Car contrairement à ce que le capitalisme nous a enfoncé dans le crâne, la science n’est pas affaire de spécialistes. Tout le monde ne peut prétendre à un prix Nobel de physique, mais tout le monde a le droit de comprendre le monde et de poser des questions. Être révolutionnaire, c’est contester l’argument d’autorité. Cela ne signifie pas de mettre aux voix le théorème de Pythagore ou la constante de Planck, cela signifie affirmer que toute question a droit à une réponse, c’est reconnaître que l’homo sapiens a la soif de comprendre, que nous sommes toutes et tous des scientifiques en puissance. Libérer cette puissance est un enjeu révolutionnaire.

4.3. Être au taquet

S’il n’était qu’un mot d’ordre pour les révolutionnaires, ce serait : vouloir comprendre avant de vouloir être compris. Cela requiert en particulier de se débarrasser de tout dogme, de toute croyance ou, au moins, aller en ce sens. Et donc corollaire : reconnaître les erreurs, admettre les expérimentations (les choix d’autres révolutionnaires), vérifier la théorie par la pratique. Il nous faut donc être au taquet. Ne renoncer devant rien, approfondir, se confronter, et le faire de manière collective.

5. Mots d’ordre pour l’enjeu révolutionnaire du climat

5.1. Quelles urgences pour le climat ?

Parler d’urgences, c’est forcément parler d’agenda, de priorités, ce qui ouvre la porte aux risques de se voir imposer un agenda, de passer à côté d’un enjeu fondamental.

À notre connaissance, il n’existe pas d’approche spécifiquement révolutionnaire à la question climatique. La volonté d’abolition du capitalisme, quoique nécessaire, est totalement insuffisante par rapport à l’enjeu. Nous devons nous faire notre propre opinion, mais en plus nous n’avons d’autre choix que d’utiliser un matériau scientifique sur lequel nous n’avons pas le contrôle. Celui fourni par le GIEC souffre de faiblesses, mais par la largeur et la profondeur de sa couverture, il est irremplaçable (ce qui ne veut pas dire qu’il faut gober sa production sans l’interroger).

Les rapports du GIEC rythment le niveau d’attention à la question climatique et leur ton s’est fait de plus en plus alarmiste. Le GIEC publie ses analyses depuis 1990, période suffisamment longue pour montrer que ces analyses étaient globalement correctes, et même plutôt optimistes par rapport à ce qui s’est réellement produit. Le rapport préparé pour la COP 26 a mis en évidence l’urgence de la question climatique. Les prévisions du GIEC décrivent à très court terme la possibilité d’un emballement du réchauffement climatique.

En 150 ans, la température moyenne a augmenté de 1,1°C. Les prévisions précédentes estimaient qu’un réchauffement de 1,5°C serait atteint aux environs de 2040. La nouvelle date est 2030, soit une diminution de plus de la moitié du temps imparti. En outre, les « puits de carbone », forêts et océans, absorbent beaucoup moins de CO2 qu’auparavant, en raison du réchauffement climatique à l’œuvre. Enfin, et la dernière publication insiste là-dessus, le réchauffement climatique fait fondre d’immenses zones de terres gelées (le pergélisol), ce qui va libérer des quantités faramineuses de méthane (CH4), un gaz dont l’effet de serre est 23 fois plus élevé que celui du CO2.

Nous avons une échéance concrète à l’horizon 2030, soit moins de 8 ans à l’heure d’écrire ces lignes. Malheureusement, cette alarme se transforme en un vacarme politico-médiatique infernal dans lequel il est difficile de faire fonctionner la raison et de faire valoir les droits des damnés de la Terre.

Ces cris d’alarme retentissent aussi parce que les effets du réchauffement, depuis longtemps éprouvés dans les régions déjà les plus chaudes ou les plus exposées aux aléas climatiques (qui sont aussi les plus pauvres et les plus ignorés des médias internationaux), touchent les régions au climat tempéré. Les zones les plus chaudes des pays développés (sud de l’Europe, Californie, Australie, …) sont sujettes à de terribles incendies. Avec les inondations de juillet 2021 dans l’ouest de l’Allemagne et l’est et le sud de la Belgique, la désolation a touché nos contrées.

Mais si le rapport du GIEC a raison d’être alarmiste, la manière dont il présente cette urgence est sujette à caution. La forme la plus usuelle est : « il nous reste X années », où X tend à se réduire. Cette manière de présenter les choses est erronée parce que les dégâts sont déjà là, ils sont irréversibles et les victimes sont nombreuses. Simplement, ces victimes n’ont pas les faveurs des médias bourgeois.

C’est une évidence pour les habitants des pays du Sud, pour ces personnes qui migrent par dizaines de millions en raison du réchauffement climatique, que ce soit en raison de l’effondrement de l’agriculture de subsistance, des pénuries d’eau (absolue ou relative, résultant de l’accaparement de l’eau par les riches ou les colons), ou en raison de tensions sociales débouchant sur des conflits.  Mais cela s’est aussi manifesté, on l’a vu, dans les conséquences des inondations de l’été 2021.

L’expression « il nous reste X années… » est à la base de discours délirants, antiscientifiques, comme celui de candidat·e·s écologistes proposant de résoudre les conséquences du réchauffement climatique durant leur mandat. Or, même si par magie on supprimait instantanément les émissions de CO2, la physique des gaz à effet de serre est telle que cela ne changerait en rien l’évolution du réchauffement climatique pendant une vingtaine d’années et que la chaleur immense emmagasinée par les océans continuerait à rayonner longtemps.

Un autre danger lié à l’utilisation de l’expression « il nous reste X années… » est évidemment que, derrière la porte, attendent des marchands de techno-science.

Un dernier danger est que présenter les choses sous la forme d’un calcul induit forcément une réaction sous la forme d’un autre calcul. Est-ce que ça sert à quelque chose ? Si à échéance de ma vie, rien ne changer, pourquoi s’en faire ?  Non : la catastrophe est là, et elle est là pour longtemps. Si nous sommes révolutionnaires, c’est par conviction qu’il reste quelque chose à sauver.

5.2. Une ligne révolutionnaire

Face à l’ampleur de la crise climatique, les révolutionnaires doivent puiser dans leur expérience de luttes contre d’autres désastres, comme la guerre, pour retourner les crises en opportunité de libération.

Cela signifie d’abord faire remonter la conscience sociale des symptômes de la crise aux causes de la crise. Donc, mettre en évidence la responsabilité du capitalisme, lutter contre la culpabilisation des personnes, dénoncer la bourgeoisie, ses politiciens, ses États.

Cela signifie aussi développer les formes d’autonomie de la classe, encourager toutes les formes d’organisation, aussi bien pour combattre la catastrophe que pour assurer la solidarité avec les victimes, cela dans la construction progressive d’un contre-pouvoir.

Cela signifie enfin se baser sur les deux premiers impératifs pour construire une organisation offensive, combative, bien enracinée dans les masses, et capable d’incarner une alternative politique globale et radicale crédible.

5.3. Concrètement

Nos propositions concrètes sont partielles. Elles ont pour but de permettre un début de pratique, mais surtout de servir de base à une discussion en matière d’actions. Cela doit donc être enrichi au fur et à mesure du partage de ce texte parmi les révolutionnaires.

  • Comprendre les faits et les exposer dans les termes et le point de vue de notre classe.
  • Chaque fois que le GIEC produit une nouvelle publication, les médias bourgeois claironnent qu’il faut absolument s’occuper du climat. Mais rien n’a été fait depuis la première publication du GIEC, il y a plus de trente ans. Il faut mettre ce beau monde devant ses contradictions.
  • Encourager la solidarité entre victimes du réchauffement climatique et développer une conscience internationaliste à ce sujet (solidarité avec les peuples du Sud, empathie avec les réfugiés, etc.).
  • Développer des initiatives collectives dans les quartiers.
  • Entreprendre des actions écologiques et urbanistiques autonomes, tant constructives (reverdir une place en arrachant les pavés) que destructives (confisquer des trottinettes électriques).
  • Ridiculiser les tartuffes du capitalisme vert, de la mondialisation heureuse, du solutionnisme et de la responsabilité individuelle. Un discours souvent entendu (chez les Verts en particulier) est « les solutions sont là, il suffit de les appliquer ». C’est faux. Leurs solutions ne concernent que l’ici, ne changent rien aux questions globales, et ne remettent en rien en cause un système qui fonctionne aux dominations et à la prédation.
  • Pointer les cache-misère anti-populaires. De nombreuses mesures (la zone de basse émission interdisant les centres des villes aux véhicules les moins récents par exemple) font retomber les responsabilités sur les plus exploités, qui ont le moins de possibilités alternatives (qui peut s’acheter une voiture neuve ?).
  • Combattre les mesures uniformes, autoritaires et automatiques.
  • Attaquer le greenwashing, en visant par exemple le secteur automobile lorsqu’il verdit son discours.
  • Viser également les manifestations de l’opulence destructrice et oppressive de l’élite. Tout équipement à la fois polluant et réservé à la classe dominante (un terrain de golf par exemple) doit être une cible.
  •  

6. Conclusion

Non seulement le champ de la lutte contre le réchauffement climatique est extrêmement vaste, mais cette lutte devrait s’accompagner d’autres luttes écologiques. D’autant que, si les réponses actuelles au réchauffement climatique sont lamentables, celles concernant les autres enjeux écologiques sont quasi inexistantes. Plutôt que de vouloir couvrir ces autres champs, l’enjeu climatique doit être utilisé comme porte d’entrée révolutionnaire aux questions écologiques.

La situation paraît désespérée (et est désespérante à maints égards), mais c’est un état auquel les révolutionnaires sont habitués. En fait, l’ensemble de ces enjeux offrent l’occasion de nombreux liens : entre les causes, mais aussi entre personnes et entre forces organisées. La globalité des enjeux d’une part et la spécificité de la manière dont ils se manifestent d’autre part, sont l’occasion de développer de fortes solidarités internationales.

S’il est bien une posture dont les enjeux écologiques ne s’accommodent en rien, c’est celle du colonialisme et, plus généralement, des dominations structurelles. Les questions écologiques sont souvent présentées comme des problèmes de riches. C’est faux. Pour la plupart des habitants de la planète, les enjeux écologiques ont des conséquences directes et cruelles sur leur vie. Ils déterminent des luttes souvent très dures dont les révolutionnaires des pays riches ont beaucoup à apprendre.

Enfin, l’urgence de plus en plus palpable doit convaincre ceux et celles qui tentent d’accorder leurs pensées et leurs actes, qu’il n’est plus temps aux demi-mesures. Depuis des décennies, domine l’idée selon laquelle la disparition de l’Union Soviétique scellerait la condamnation de toute remise en cause du capitalisme. L’enjeu climatique prouve l’inverse, et de nouvelles forces sociales vont se joindre aux révolutionnaires.

L’enjeu du réchauffement climatique exige d’affronter l’ensemble des rapports de domination, de classe, de race, de genre, d’une manière nouvelle. Il exige à la fois une approche approfondie et la patience qui l’accompagne, une mobilisation large à toutes les échelles territoriales, une compréhension fine de tout ce qui nous entoure et un ancrage concret. Il exige des actions de masses et des actions d’avant-garde. Cet enjeu a donc une formidable capacité fédérative et touche à toutes les manières d’être.

Annexe : la crise de la couche d’ozone

La crise de la couche d’ozone a une valeur d’exemple énorme quant à la manière dont l’humanité (et le vivant) peuvent être menacés.

Quel est le rôle de l’ozone stratosphérique ? On sait depuis la fin du 19e siècle qu’il filtre la totalité des rayons ultraviolets (UV) de longueur d’onde courte (UV-C) et la plupart des UV de longueur d’onde moyenne (UV-B). Or, les UV-C, dont la longueur d’onde est plus courte, sont redoutables et ont la capacité de stérilisation. Ils détruisent le phytoplancton, qui est à la base des chaines alimentaires des océans. Ils affectent la photosynthèse. Chez l’humain, ils provoquent la cataracte et d’autres affections des yeux, affaiblissent le fonctionnement du système immunitaire et augmentent la probabilité de cancer de la peau.

Bref, l’ozone stratosphérique est très important, et on le sait depuis longtemps. Sa destruction aurait été une catastrophe. Si elle a été empêchée, c’est en raison de trois travaux de recherches qui ont eu lieu entre 1970 et 1974.

Les premiers de ces travaux ont été entrepris par un spécialiste de la chimie de l’atmosphère : le Néerlandais Paul J. Crutzen. En 1970-1971, il montre que, contrairement à ce qu’on pensait jusque-là, l’ozone stratosphérique n’est pas stable, que des émissions de gaz (des oxydes d’azote dans les travaux de Crutzen) peuvent réagir avec l’ozone et le faire disparaitre.

Les seconds travaux n’ont rien à voir avec l’ozone. Ils sont dus au Britannique James Lovelock, qui, en 1971, cherchait à démontrer que le smog industriel peut franchir de longues distances. La difficulté est que les émissions industrielles se dispersent, une partie réagit et c’est difficile ensuite de s’y retrouver.  Lovelock trouve un marqueur des substances fabriquées par l’humain, des gaz qui ne réagissent pas avec l’atmosphère : les CFC, gaz utilisés en réfrigération et pour propulser les aérosols, tels les laques pour cheveux. Il en retrouve dans tous les échantillons d’air qu’il prélève. Il en conclut que presque toutes les molécules de CFC jamais fabriquées doivent se trouver quelque part dans l’air.

Enfin, en 1974, le chimiste états-unien Sherwood Rowland et son adjoint Mario Molina se posent des questions quant à ce que ces CFC deviennent, puisqu’ils restent bien sagement dans l’air. Contrairement aux composés azotés et phosphorés, ils ne sont pas « lessivés » par les pluies. Donc, ils restent dans l’air et certaines molécules finissent par atteindre la stratosphère, là où le filtrage des UV par l’ozone a lieu. Et que font les UV ? Et bien ils décomposent les molécules de CFC, qui libèrent les atomes de chlore qu’elles contiennent. Et pas qu’un peu : chaque molécule de chlore peut détruire 100.000 molécules d’ozone. Selon Rowland et Molina, en 1974, 1 % de l’ozone a déjà été détruit. Et ils estiment que, au rythme de production du CFC de l’époque, la destruction atteindra 5 à 7 % en 1995 et 50 % en 2050, alors qu’une diminution de 10 % pourrait déjà causer 80.000 cas de cancer de la peau aux États-Unis. Donc, pour eux, il faut interdire la production de CFC…

Un petit point d’étape s’impose. Aucune des trois recherches ci-dessus n’avait pour but d’établir le rôle des CFC dans l’amincissement de la couche d’ozone. Si l’alerte est donnée, c’est par une suite de trois coïncidences. On peut imaginer que les industriels, à la tête desquels la firme DuPont qui produit les CFC, ne débordent pas d’enthousiasme devant ces conclusions. Les mécanismes déployés par les acteurs économiques face à un péril environnemental sont toujours les mêmes : contestation des analyses, mise en question des relations de cause à effet, minimisation voire négation de leur rôle.

Ici s’ajoute le problème que, comme le résultat obtenu l’a été par accident, il n’est pas croisé avec des mesures historiques. Par chance, des mesures de la quantité d’ozone stratosphérique étaient effectuées par un obscur organisme, le British Antartic Survey, en Antarctique donc, depuis 1957. Il faudra que les mesures soient précises : les prévisions de Rowland et Molina en 1974 sont une diminution de 1 %, avec une diminution supposément alarmiste de 7 à 8 % 20 ans plus tard.

Le directeur du British Antarctic Survey, Joseph Farman, constate bien une diminution de la couche d’ozone en 1982. Mais le niveau de diminution est tellement irréaliste qu’il conclut d’abord à un défaut de ses appareils. Il utilise donc de nouveaux appareils avec lesquels il réalise d’autres mesures à 1.600 km de sa base et obtient les mêmes résultats, qu’il publie en 1985. Problème : la diminution observée est de… 60 %! Pendant ce temps, de nombreux satellites ont observé un tas de paramètres de la planète, mais comme les valeurs semblaient aberrantes, on a considéré que les mesures étaient erronées.

Sur base de l’article de Farman, en partant des données brutes, non traitées pour les anomalies, on se rend compte que le minimum printanier de la couche d’ozone au-dessus de l’Antarctique a chuté de 40 % entre 1979 et 1984. En fait, le processus de disparition de l’ozone dans l’atmosphère a été graduel jusqu’en 1979, année au cours de laquelle un basculement s’est produit. C’est une véritable catastrophe, un effondrement de tout ce qui était imaginé jusque-là en termes de protection de la vie sur Terre par l’ozone stratosphérique.

Pendant ce temps-là, l’industrie avait mis au point une solution alternative, basée sur les gaz HFC au lieu des CFC. En 1987, le protocole de Montréal est approuvé par 24 pays, plus la Communauté Économique Européenne ; il prévoit une réduction progressive des émissions de CFC. Ce protocole sera renforcé par la suite. Le problème s’est aggravé moins vite, mais il a persisté. Le minimum d’ozone au-dessus de l’Antarctique s’est produit en 2006, et en 2011 au-dessus de l’Arctique. Et tant qu’il reste du CFC dans l’atmosphère, il continuera à détruire de l’ozone. Donc, il faudra probablement attendre le milieu du 21e siècle avant que la quantité d’ozone retrouve son niveau d’avant CFC…

Pour bien comprendre les raisons qui ont conduit à un problème d’une telle ampleur, il faut faire un petit retour par un certain Thomas Midgley, ingénieur qui travaillait pour la société Delco, filiale de General Motors. Cette société a chargé sa filiale de développer un produit réfrigérant pour sa gamme de réfrigérateurs domestiques. Midgley a ainsi inventé les CFC au début des années 1930. Ces gaz sont extraordinaires. Ils permettent de développer l’industrie frigorifique, qui est une des révolutions majeures dans les modes de vie du 20e siècle. Et en plus, ces gaz sont totalement inertes et non toxiques. Pour le prouver, Midgley en inhale de grandes quantités devant des auditoires ravis. Donc, pourquoi se priver d’une invention pareille ? En plus, comme les CFC sont faciles à comprimer, ils peuvent propulser des aérosols : insecticides, laques, lubrifiants, parfums, peintures… Ces gaz vont être produits par la société DuPont, principal actionnaire de General Motors, dont on comprend l’opposition à toute mesure contraignante. L’avènement de la société de consommation va faire le reste. De 20.000 tonnes de CFC produites en 1950, on passe à 750.000 en 1970. Près de 40 fois plus !

Donc, le cas de figure où nous nous trouvons est celui où des ingénieurs créent très rapidement un marché économique qui permet la réfrigération des aliments – progrès majeur – à un prix suffisamment abordable pour que ce marché devienne énorme, en créant des molécules, les CFC, parfaitement inoffensives pour les êtres humains et pour le vivant en général. Cette histoire est emblématique de la manière dont l’humain modifie son environnement : on s’en donne à cœur joie et un problème majeur se déclare tout à coup à un endroit où personne ne l’aurait imaginé.

Si un désastre a été évité, c’est en raison de plusieurs coups de chance extraordinaires. Le dernier est évidemment que, à la cause unique du problème, a été rapidement trouvée une solution industrielle. Les trois premiers ont été les trois recherches parfaitement inopinées évoquées ci-dessus. Si l’une d’entre elles, en particulier la dernière, celle de Rowland et Molina, avait eu lieu un peu plus tard, les CFC auraient causé des dommages incommensurables par rapport à ce qu’ils ont été. Enfin, pourquoi Joseph Farman s’amusait-il à mesurer la concentration en ozone au-dessus de l’Antarctique depuis 1957 ? Personne ne le sait. Toujours est-il que c’est ce qui a permis de passer de la théorie, qui prévoyait une diminution lente de l’ozone, à la pratique, qui a montré que le désastre était en cours depuis 1979. En gros, l’humanité a été dans le cas de quelqu’un qui a la chance de faire un infarctus pile au moment où il fait une visite de routine chez son médecin qui, autre coup de bol, se trouve être capable de pratiquer au débotté un pontage coronarien.

Avant de conclure, un dernier élément illustrant la chance qu’a eue l’humanité de ne pas bousiller les conditions d’existence d’une grosse partie du vivant. Il se trouve que General Motors et DuPont ont utilisé des dérivés chlorés : c’est le premier C dans CFC. Mais Paul Crutzen, lors de son discours de remise du prix Nobel de chimie 1995 a expliqué que ces entreprises auraient obtenu exactement les mêmes résultats en termes de réfrigération non polluante et non toxique avec des composés au brome plutôt qu’au chlore. La seule différence est que les effets sur la couche d’ozone auraient été 50 à 100 fois plus rapides.

Certains voient la solution apportée au problème de la couche d’ozone comme une raison de faire confiance à l’innovation technologique. C’est l’exact inverse. D’abord, il n’est pas possible de prévoir toutes les conséquences d’une innovation technologique, et prouver, comme Midgley l’a fait, son caractère non toxique est totalement insuffisant par rapport à la complexité du monde. Ensuite, surtout, résoudre le problème des émissions de CFC était enfantin comparé aux émissions de gaz à effet de serre.