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Réalisme ou réformisme ? – A propos de quelques questions qui se sont posées lors de l’occupation de l’ULB

« Être réformiste, ce n’est pas simplement vouloir des réformes : c’est penser que le système capitaliste peut être transformé à partir de ses institutions. » C’est par cet énoncé que nous avons commencé notre approche des questions que pose le phénomène du réformisme. Nous ajoutions : « Le réformisme n’est pas une doctrine établie et il n’est pas nécessairement revendiqué : certains réformistes se considèrent comme révolutionnaires, d’autres ne sont simplement pas intéressés par le qualificatif. »
Les débats qui ont eu lieu aux premiers moments de l’occupation de l’ULB, et qui étaient importants parce qu’ils devaient en définir le cadre, ont montré avec une force singulière à quel point le réformisme avance masqué. Par chance, c’est toujours sous les mêmes masques que le réformisme se couvre, c’est toujours avec les mêmes procédés qu’il avance. Nous sommes (hélas) en terrain connu.
Le premier de ces masque est le « réalisme ». Les réformistes prétendent avoir le monopole du réalisme, de la transformation du réel dans le bon sens. Le problème est que les réformistes forcent une équivalence entre « réalisme » et « se donner et atteindre des objectifs concrets immédiatement accessibles ». Comme s’il s’agissait d’une seule et même chose. Par exemple, un objectif concret, immédiat et accessible était l’arrêt de la collaboration de l’ULB avec AXA. Nous autres révolutionnaires pouvons aussi défendre des objectifs concrets comme celui-là. Mais souvent, ce ne sont pas les enjeux les plus importants.
Défendre le droit à la résistance armée des Palestiniens, ou affirmer l’illégitimité de l’état d’Israël et dénoncer la solution des « deux états », ce ne sont certes pas des objectifs « concrets et immédiatement accessibles ». Mais casser le narratif pro-colonialiste pro-israélien dans un pays de l’Union Européenne est sans doute beaucoup plus important pour le peuple palestinien qu’obtenir qu’une université travaille avec une banque plutôt qu’une autre. Et se donner cet objectif n’est pas plus ou moins « réaliste » ou impactant la réalité politique, que se donner un objectif « concret et immédiatement accessible ».
En établissant une équivalence, arbitraire et abusive, entre « réaliste » et « concret et immédiatement et pratiquement accessible », les réformistes disqualifient comme « irréaliste » les autres propositions. Et les auteurs mêmes de ces propositions peuvent être critiqués comme des amateurs de radicalisme pour le radicalisme, dépourvus de stratégie, ne s’intéressant pas vraiment au sort des Palestiniens, etc.
Cette équivalence induit aussi toute la manière réformiste de faire de la politique :

1° Le respect des institutions
Les réformistes veulent intégrer les institutions (en prétendant vouloir les transformer), et en attendant, il les considèrent comme des organismes légitimes avec lesquels il faut négocier. Il en résulte un respect des institutions, une identification à leurs intérêts. C’est de là que venaient des propositions de « consensus d’action » dont le premier objectif était de ne pas perturber le fonctionnement de l’institution (les cours). Quand son premier soucis est d’apparaitre comme un « interlocuteur responsable » aux yeux du rectorat, tout lancement de poubelle, tout tag devient un problème.

2° La délégation des pouvoirs
Avoir des objectifs concrets et accessibles, gagnables par la négociation, amène la conception d’une politique « faite par ceux qui savent » : ceux qui savent mesurer le raisonnable, ceux qui savent avec qui et comment négocier.
La démocratie, pour les réformistes, c’est obtenir par un vote une cadre d’action permettant leurs rapports transactionnels avec les institutions, et des mandats pour mener à bien ces transactions.
La démocratie, pour les révolutionnaires, c’est autonomiser tous les protagonistes en ouvrant les débats politiques les plus larges, en collectivisant les savoirs et les compétences. Les organisations politiques et syndicales étudiantes ne proposent qu’une voie de qualification : le recrutement en leur sein. C’est pour cela que les thèmes de discussion les plus larges, les plus politiques, n’ont pas été portés dans les assemblées par les réformistes mais par les révolutionnaires.

3° Le cloisonnement des luttes
Cette même logique réformiste veut que la lutte des étudiants doivent rester dans le cadre estudiantin. Les éléments « extérieurs » ne sont pas bienvenus (même les Palestiniens lorsqu’il s’agit de la Palestine !). Depuis des décennies, les organisations politiques et syndicales étudiantes présentes à l’ULB n’ont mobilisé les étudiants que pour ce qui impactait directement leur seule réalité socio-économique. Ces mobilisations étaient justes, mais enfermer la politique à l’université dans ces mobilisations ne l’est pas. Il a fallu la vague de l’intifada étudiante mondiale (et une impulsion militante extra-universitaire) pour que le mouvement s’étende à la Belgique.

4° Le blocage des processus
En se donnant des objectifs concrets et accessibles, clairs et nets, les réformistes cherchent et préparent la fin de la lutte avant même d’en mesurer le réel potentiel. Une fois l’objectif atteint, on siffle la fin de la récréation et tout doit retourner à la « normale ».
Mais l’occupation de l’ULB a montré que les luttes sont des processus : elles ont des moments de développement et de régression, des moments d’enrichissement et de conflit. Le potentiel d’une lutte évolue aussi bien dans son objectif déclaré (soutenir la Palestine de telle ou telle manière) que dans sa réalité interne (moment/espace d’apprentissage, de politisation, d’autonomisation, de collectivité, etc.). Les propositions réformistes de consensus d’action définis une fois pour toute et d’objectifs précis ont pour résultat (et parfois pour objectif) d’étouffer les processus.

5° L’instrumentalisation de la répression
La répression est une question sérieuse qu’il faut affronter sérieusement. Mais pour les réformistes, c’est aussi un épouvantail servant à maintenir le mouvement dans le cadre de ce qui est acceptable par l’institution. Ici aussi, ils font passer leur agenda politique pour du « réalisme » en essayant de faire partager leur respect de l’ordre établi. Si la police charge une manifestation sauvage, si un tageur reçoit une amende, si un lanceur de poubelle passe une nuit au commissariat, les réformisme seront prompts à en rejeter la faute sur les « provocateurs ». Les révolutionnaires considèrent la répression comme une manifestation d’autodéfense du système. Toute attaque sérieuse provoque cette réaction. Le tout est alors d’apprendre comment résister.

6° L’argument de l’unité
Un des arguments « réalistes » des réformistes est qu’il faut chercher l’unité. Il faudrait écarter les propositions trop radicales, mêmes si elles sont justes, parce qu’elles ne permettraient pas de faire l’unité la plus large. C’est encore une fois concevoir une politique à deux vitesses. Il y aura « ceux qui savent » et qui vont décider d’abaisser le niveau politique pour mobiliser « ceux qui ne savent pas » sur une proposition politique dégradée.
Nous rejetons cette conception de la politique. Si un principe est juste, il faut le défendre, et si il est effectivement juste et si nous le défendons bien, il sera repris. Les arguments du début de l’occupation comme quoi il ne fallait pas parler du droit à la résistance armée des Palestinien « pour faire l’unité », n’étaient pas seulement une manifestation de lâcheté et d’opportunisme politique, c’était aussi une erreur car au fil des discussions, le droit à la résistance armée s’est vite imposé comme une évidence.

Notre critique au réformisme est profonde mais nous restons persuadé qu’il est de nombreuses situations ou nous, révolutionnaires, devons apprendre à travailler avec les réformistes.
Encore faut-il qu’ils le veuillent.
Encore faut-il qu’ils reconnaissent l’existence de forces à leur gauche dont la radicalité n’implique pas une absence de stratégie – mais simplement une stratégie différente.
Encore faut-il qu’ils cherchent un terrain d’unité plutôt que de déployer des procédés indignes pour nous disqualifier.
Ou, pour résumer :
Encore faut-il qu’ils ne se considèrent pas plus proches de la bourgeoisie et de ses institutions que de nous.

Classe contre classe
Bruxelles, 10 juin 2024

Le réformisme et ses procédés ne sont naturellement pas propre à la Belgique. Une partie du mouvement national palestinien, au nom du réalisme et des « objectifs concrets immédiatement gagnables », a accepté de collaborer (y compris du point de vue policier) avec Israël. Cette Autorité Palestinienne, financée par l’Union européenne, les USA et les monarchies réactionnaires arabes, dirige à partir de Ramallah le mouvement international BDS.
Le 14 mai 2024, le Comité National de Boycot (le comité directeur de BDS), a publié un communiqué intitulé Soutenir les mobilisations de solidarité menées par les étudiants dans leurs demandes de boycott et de désinvestissement et contre la répression2. Ce communiqué appelait ouvertement à éviter les sujets liés à la résistance armée : « Les coalitions et réseaux palestiniens représentatifs [de BDS] n’appellent aucun groupe ou coalition de solidarité à défendre la résistance armée palestinienne, à lancer des slogans en sa faveur ou à la soutenir de quelque manière que ce soit ». On sait que ce positionnement a été porté (et mis en minorité) dans les assemblées de l’ULB.
En réponse à cette prise de position, le Front Populaire pour la Libération de la Palestine, principale organisation de la gauche laïque palestinienne, a fait la déclaration suivante :

La déclaration du Comité national du BDS sur la résistance armée contredit la légitimité de notre peuple à pratiquer la résistance et méprise le consensus

Nous avons pris connaissance de la position présentée dans la déclaration du Comité National de Boycot, publiée en anglais, concernant la position requise sur la résistance armée par les mouvements de solidarité avec notre peuple.

Le Front Populaire de Libération de la Palestine rejette l’appel lancé dans la déclaration et apprécie toutes les positions, forces et individus qui expriment leur soutien à la résistance palestinienne face à la guerre génocidaire et coloniale du sionisme.
Le Front considère qu’exprimer clairement son soutien au droit de notre peuple à Gaza n’est pas en contradiction avec l’appel à mettre fin au génocide et à soutenir la résistance sous toutes ses formes, y compris la lutte armée révolutionnaire.

Le Front note que les comités de boycott répandus dans le monde entier, en particulier en Europe et aux Amériques, constituent un large mouvement impliquant toutes les institutions palestiniennes, les partisans du peuple palestinien et les comités de solidarité. Ils ne sont pas liés au CNB de Ramallah et ne reçoivent pas d’ordres ou de décisions de sa part.

Le Front souligne que les justifications du CNB de Ramallah et son appel au silence sur la résistance armée dans les pays occidentaux sont des positions inexactes et éloignées de la réalité, car la présence palestinienne et les mouvements de solidarité avec le peuple palestinien sont tous visés par les alliés de l’entité sioniste, accusés d’ »antisémitisme », indépendamment des slogans qu’ils adoptent.

Le Front conclut sa déclaration en notant que les tentatives de certains partis de neutraliser l’adhésion au slogan de la résistance armée affaiblissent la lutte nationale palestinienne et la légitimité de la résistance armée combattant sur le sol de la patrie. Elles méprisent le soutien et le consensus de millions de partisans dans le monde entier pour cette lutte, cette méthode et ce slogan. La résistance armée palestinienne et les factions de résistance de la région sont devenues emblématiques et une source d’inspiration pour tous les peuples libres du monde. Le slogan « De la mer au Jourdain, La Palestine sera libre » (« From the river to the sea, Palestine will be free ») est devenu le slogan central repris par les révolutionnaires du monde entier.

Front Populaire de Libération de la Palestine

La déclaration de BDS ayant provoqué des réactions scandalisées de plusieurs organisations palestiniennes, BDS a édité son communiqué et a tout simplement effacé la partie parlant du soutien à la lutte armée. Le communiqué original est encore disponible sur le lien suivant : https://web.archive.org/web/20240516141352/https://bdsmovement.net/Supporting-Student-Led-Solidarity-Mobilizations-In-Their-Demands